François Cusset : Le monde de pendant

Avec Génie du confinement, François Cusset signe un ouvrage aux confins de la réflexion et de la fiction sur nos vies enfermées, tissées d’injustices et d’absurdités. Et d’étincelles de légèreté.

Jean-Claude Renard  • 7 avril 2021 abonné·es
François Cusset : Le monde de pendant
© Riccardo Milani/Hans Lucas/AFP

Retour en arrière. Avec quelques chiffres, un chapelet de lieux et de dates. Le 22 janvier 2020, trois villes de la province de Hubei, en Chine, totalisant près de vingt millions d’habitants, sont placées en confinement strict. Une poignée de semaines plus tard, dans la première semaine d’avril, on compte plus de quatre milliards de personnes confinées dans le monde. Derrière les persiennes et les volets fermés, derrière les crépis, les tôles et les murs. Arrive, écrit d’emblée François Cusset, « loin de toute allégorie, le cortège orwellien des décrets arbitraires, des mesures répressives, des libertés suspendues, à commencer par la plus tangible de toutes, celle d’aller et venir, le cortège des délaissés qu’on abandonne et des entassés qu’on laisse s’entasser, des résistances qui ne sont plus de mise et de la démocratie qui n’est plus qu’un luxe inutile ». Le confinement de 2020 est tombé comme une chape, poursuit François Cusset, « tuant les plus seuls et les plus fragiles, imposant aux autres l’angoisse, le désarroi, la promiscuité domestique, la claustrophobie, la sujétion inédite aux autorités. La paupérisation partout, et l’avenir bouché. Et l’explosion, aussi, des délires complotistes et des états dépressifs ».

Les conséquences à moyen terme sont encore à venir. On les pressent. Certaines ont déjà eu lieu. « Le confinement fut plein de noisettes de temps libre et de pensées divagantes. » Alors allons-y ! Sachant qu’il n’y a pas qu’un génie dans cette histoire, mais au moins trois. « Le malin génie de ceux qui en profitèrent pour accaparer nos vies, faiseurs de lois et imposeurs d’écrans, dont on peut dire que, s’ils avaient tout fomenté, c’eût été effectivement du génie ; le génie rusé, adverse, de ceux qui en firent l’occasion, providentielle, de retrouver une prise, de reprendre vie ; et entre les deux, pour tous les autres, le génie indécis, nébuleux, qu’a laissé s’échapper pendant quelques semaines cette lampe de confinement, merveilleuse et terrifiante à la fois. » Qui emportera la partie ? Ha ! Ha !

La suspension de tout permet peut-être enfin de sentir quelque chose.

Voilà pour le préambule. Juste un préambule. À suivre par une série de récits pour dire que « la suspension de tout permet peut-être enfin de sentir quelque chose ; que les amateurs de fin du monde aiment la fin plus que le monde ».

Universitaire, historien des idées, essayiste, écrivain, dissertant entre le monde d’avant et le monde de pendant, voire le monde d’après, François Cusset décline les regards, les points de vue. Le tout-venant du premier confinement. Et ça se bouscule au portillon. Qui pour cette foule, qui se met à télétravailler en faisant l’école à ses enfants, ou assume sans se plaindre son rôle « de travailleur essentiel, ce rôle si mal payé qu’il est souvent occupé, on s’en rendait enfin compte, par des gens de couleur ». Qui pour ces réfugiés « qu’on ne voit plus crever ». Qui pour les piliers de bar qui n’ont plus de comptoir, ou sinon un gobelet à emporter, les endeuillés qui ne peuvent enterrer leurs morts, les mouflets des cités confinés avec la BAC, « assignés à leur dalle de béton ». S’y croisent encore une grand-mère logée dans une sorte de prison pour les vieux, pleurant sa jeunesse perdue et sa solitude, loin des siens, un oncle œuvrant dans l’aide aux pays pauvres et relatant les familles affamées, les camps de réfugiés, les guerres sanglantes, des « calculateurs de mort » qui pigent qu’on peut crever souvent d’une manière qui pourrait être évitée.

Qu’on se souvienne encore : « Les piétons se sont arrêtés. Les trains se sont arrêtés. Les voitures se sont arrêtées. Les usines se sont arrêtées. Les réseaux et le courant électrique et le gaz et les forages se sont arrêtés. La production s’est arrêtée. La vitesse s’est arrêtée. Les corps qui s’agitent se sont arrêtés. La circulation s’est arrêtée. » Itou pour le shopping, le rêve, les voyages, l’actualité. Le temps s’est arrêté net. L’attention avec. Qu’on se souvienne encore, à la manière d’un Georges Perec : du chant des piafs au-dessus d’une cour urbaine, comme jamais entendu, un chant heureux rompu et déchiré par le ballet des sirènes du Samu, des ambulances ; de toutes ces terrasses fermées, rideaux baissés, empêchant de boire un café le matin, un verre de blanc en fin de journée ; du manque de dîners amicaux ; des informations télé et radio, le plus souvent anxiogènes, égrenant le nombre de morts tous les jours ; d’un spectacle médiatique nourri de faux experts avec toujours un avis sur tout et n’importe quoi ; du quotidien L’Équipe privé d’actualités sportives et de compétitions officielles, bien en peine pour remplir ses pages ; de décisions gouvernementales engoncées dans le mensonge et les incompétences, ses navigues à vue, ses esbroufes ; d’une porte-parole, véritable tête d’enclume, estimant le port du masque inutile quand on n’en a pas, obligatoire quand on en a… Et encore d’un esprit de liberté à marcher non pas sur les trottoirs, encombrés de bouses de clébards, mais sur la chaussée, sans jamais croiser une voiture ; d’un Paris délesté d’un tiers de sa population en une soirée ; de courses incessantes de joggers en mal de salles de sport, gonflant leurs pectoraux et rehaussant leur pas de course ; des attestations absurdes modifiant quatre fois par jour les horaires et les motifs.

Une inquiétante étrangeté, pour reprendre le titre de Freud, sauf qu’on a insisté sur l’inquiétude et pas assez sur l’étrangeté.

Tel est le tableau, d’une inquiétante étrangeté, pour reprendre le titre de Freud publié en 1919. Sauf qu’avec ce premier confinement « on a insisté sur l’inquiétude, manifeste, et pas assez sur l’étrangeté ni sur le lien précis que les deux ont noué ». Dans ce kaléidoscope de séquences, d’images, François Cusset ne se prive pas d’observations critiques. Un exemple : « Pendant ce temps, le capitalisme total a eu beau se poursuivre, se féliciter même de la situation, d’algorithme en télétravail, sa vérité s’est trouvée plus voyante, flagrante parfois, une fois éliminés bon nombre des hochets qu’il nous tendait à profusion pour qu’on les agite et ne les voie plus. On voyait cette fois les “imperators” nord-californiens réaliser le jackpot du siècle, sur nos écrans, à nos dépens, et on s’en inquiétait davantage que d’aller vider nos comptes courants dans les caisses plus frustes de la grande distribution. »

Voilà rien qu’un exemple, un extrait de ce texte époustouflant, nourri de neuf « variations », autant de lectures différentes qui ne relèvent pas des Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach, jouées, enchantées par Glenn Gould, mais d’un François Cusset en transe de mélange des genres. Glenn Gould, Bach, ou inversement. On ne peut s’empêcher, dans ce Génie du confinement, ébouriffant,de penser à Thomas Bernhard, tant le style, parfois, se veut diarrhée verbale, logorrhée, d’un comique atrabilaire, d’une acuité cinglante (et le terme cinglant est ici assez faible). Tantôt tragico-hilarant, facétieux, tantôt philosophique, tantôt grave, recourant à Hannah Arendt, Gilles Deleuze et Michel Foucauld, jusqu’à Rimbaud. L’auteur additionnant, pêle-mêlant, l’ode poétique, l’essai, la réflexion, l’analyse, jusqu’à la « bribe d’autofiction ». Conjuguant les langages, les tons et les tonalités. Multiples facettes. Loin d’une gaudriole, comme pourrait le laisser penser le titre de l’ouvrage. Qui s’avance avec une fraîcheur désabusée, puis requinquée. Des instants de légèreté, d’autres plus sombres. Un an après (puisqu’on en est toujours là), il n’existe pas meilleure actualité. En résonance.

Génie du confinement François Cusset, Les Liens qui libèrent, 200 pages, 15 euros.

Idées
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