Milo Rau : Homme de l’art global

Un recueil de conférences et d’entretiens offre une passionnante porte d’entrée dans la pensée du dramaturge Milo Rau.

Anaïs Heluin  • 21 avril 2021 abonné·es
Milo Rau : Homme de l’art global
« Five Easy Pieces » (2016), de Milo Rau.
© Ted Oonk

Milo Rau est l’un des rares hommes de théâtre dont le nom circule au-delà du milieu artistique et des pages qui y sont consacrées dans la presse. Régulièrement, les actions et les créations du Suisse font débat pour des motifs éthiques autant qu’esthétiques. Consacrée au procès du groupe punk Pussy Riots, dont deux chanteuses étaient alors emprisonnées, la pièce Les Procès de Moscou est par exemple interrompue en 2013 par le service fédéral russe des migrations. Five Easy Pieces (2016), où l’artiste fait raconter par des enfants les crimes du pédophile Marc Dutroux, suscite aussi une polémique qui n’empêche pas le succès international de la pièce. Comme Hate Radio (2012), reconstitution d’une émission de la Radio-télévision libre des Mille Collines (RTLM) durant le génocide rwandais.

Ce n’est pourtant pas le goût du scandale qui pousse Milo Rau à aborder des sujets aussi sensibles, mais une conviction formulée dès la couverture de son livre Vers un réalisme global : « Il ne faut plus seulement représenter le monde. Il faut le changer. » La phrase résume la quête qui l’anime depuis la fondation de son International Institute of Political Murder (2007), société de production qu’il continue de diriger tout en œuvrant depuis 2018 à faire du Théâtre national de Gand, en Belgique (NTGent), un « théâtre de la ville du futur ». Autrement dit, un lieu susceptible d’apporter des réponses à l’une des nombreuses questions que pose Milo Rau à travers des formats très divers – pièces, actions, films… : « Comment forcer en quelque sorte une institution vieillissante à se libérer et à redevenir ces planches qui “signifient le monde” ? »

Au cœur de l’ouvrage, trois conférences données à Sarrebruck en 2017 forment une « théorie de l’action en trois étapes ». « Il s’agira de revivre et peut-être même de comprendre ce qui s’est véritablement passé en Roumanie en 1989, au Rwanda en 1994, etc., en regardant par-dessus l’épaule des protagonistes », affirme Rau dans « Le sentiment historique ». Prenant pour exemple Hate Radio et Les Derniers Jours de Ceausescu, il explique que même ses pièces qui prétendent nous faire revivre des épisodes historiques le font à partir du présent particulier de la représentation. Par l’écrit, il nous met en garde contre ses propres œuvres, dont la dimension critique est déjà forte. Partie intégrante de son œuvre, ces conférences disent son désir de « participation » au réel, héritage volontiers assumé d’une formation en sociologie auprès de Pierre Bourdieu.

Cette participation, dit Milo Rau dès son premier manifeste en 2007, se veut « répétition absolument littérale du présent à travers le passé pour l’avenir ». Dans la deuxième partie de son livre, « De l’apparaître », l’artiste activiste aborde ses pièces les plus portées sur le présent, « ou mieux, sur comment le passé devient présent », avant de traiter de ses productions les plus éloignées de créations classiques. Il revient notamment sur City of Change (2011) et sur Le Tribunal sur le Congo (2015), qui abordent la création d’un parti politique en Suisse prônant le droit de vote des étrangers et un procès contre des crimes économiques. Le réalisme, chez Milo Rau, a des accents de révolution.

En conclusion de l’ouvrage, un entretien avec la journaliste Dorothea Marcus intitulé « Un théâtre postpandémique. Réunir expérience, représentation et action » nous donne des nouvelles fraîches de l’International Institute of Political Murder. Dans la droite ligne de toutes les démarches évoquées précédemment, elles sont bonnes. Même si elles reposent sur un constat peu réjouissant : « La pandémie a exacerbé l’événement “théâtre” en tant que rituel bourgeois. »

Une fois de plus, les réponses de Milo Rau sont diverses : la création d’un réseau d’activisme international, la School of Resistance, le film Le Nouvel Évangile (1) ou la préparation d’un nouveau long-métrage à Oradour-sur-Glane. La veilleuse du NTGent brille de tous ses feux.

(1) À voir sur lenouvelevangile-online.ch

Vers un réalisme global, Milo Rau, traduit de l’allemand par Sophie Andrée Fusek, L’Arche, 192 pages, 18 euros.

Théâtre
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