Vaccins : Pour les pays pauvres, une solidarité de façade

Les États du Nord se sont réservé des millions de doses de vaccins dès l’été. Ceux à revenu faible en reçoivent au compte-gouttes ou en commandent à la Chine et à la Russie.

Rachel Knaebel  • 14 avril 2021 abonné·es
Vaccins : Pour les pays pauvres, une solidarité de façade
Sur l’aéroport d’Harare, au Zimbabwe, pour la livraison, le 16 mars, d’une cargaison de vaccins Sinopharm.
© Tafadzwa Ufumeli / GETTY IMAGES EUROPE / Getty Images via AFP

Si la campagne vaccinale peut sembler trop lente en France, elle y est bien plus rapide que dans un grand nombre de pays du Sud, surtout les plus pauvres. En Iran, qui a été l’un des premiers territoires atteints après la Chine, seulement 0,2 % des habitants ont été vaccinés. 0,8 % de la population a reçu une première dose aux Philippines, 0,3 % en Irak, 0,5 % au Nigeria, moins de 0,1 % au Mali (1)…

Cet article est publié en partenariat avec Basta!

Dès l’été 2020, avant même que les -premiers vaccins ne soient autorisés, les États-Unis, l’Union européenne, le Canada et le Royaume-Uni étaient déjà en train de précommander des centaines de millions de doses pour leurs populations, laissant peu d’espoir à l’Afrique et aux pays pauvres d’Asie et du Moyen-Orient de pouvoir s’approvisionner à leur tour avant de long mois. L’ONG Oxfam alertait, il y a six mois, sur le fait que les pays riches, représentant seulement 13 % de la population mondiale, avaient déjà mis la main sur plus de la moitié des doses des principaux vaccins alors à l’étude contre le Covid-19.

Aujourd’hui, les pays à haut revenu ont acquis plus de 4,6 milliards de doses de vaccins, quand les plus pauvres n’en ont que 770 millions (2). Ce qui ne suffira évidemment pas pour leurs populations puisque le continent africain compte à lui seul 1,3 milliard d’habitants. « Le marché mondial est divisé entre la politique du “nationalisme vaccinal” dans les pays riches et la “famine vaccinale” dans les autres pays », résume le chercheur Harris Gleckman dans une étude publiée en mars par Les Amis de la Terre International et le Transnational Institute (TNI) (3).

Des pays au revenu intermédiaire comme le Brésil et l’Inde peuvent s’approvisionner par leurs propres moyens, notamment parce qu’ils abritent une industrie pharmaceutique et ont donc pu négocier des engagements de mise sur le marché dans le cadre d’accords de fabrication. L’Inde a distribué une première dose de vaccin à un peu plus de 6 % de sa population de 1,3 milliard d’habitants tout en exportant une partie de sa production. Mais, face à une nouvelle flambée de l’épidémie sur son territoire, le pays a suspendu fin mars les exportations d’AstraZeneca. Parmi les pays lésés : le Brésil, le Royaume-Uni, l’Arabie saoudite, le Maroc. Ce dernier faisait pourtant figure de modèle en Afrique du Nord pour la rapidité de sa campagne (avec l’AstraZeneca et le vaccin chinois Sinopharm) : 11 % de la population avait reçu deux doses au 10 avril.

La vaccination contre le Covid-19 est bel et bien une course mondiale où la solidarité est à la peine. Pour approvisionner les pays les plus pauvres, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a lancé, l’année dernière, un mécanisme commun pour l’accès aux tests, aux traitements et aux vaccins contre le coronavirus. Au sein de ce dispositif, nommé Accélérateur ACT (pour « Access to Covid-19 Tools »), la section dédiée aux vaccins, Covax, est coordonnée à la fois par l’OMS, l’initiative pour les vaccins Gavi (créée par la fondation Gates) et la Coalition pour les innovations en matière de préparation aux épidémies (Cepi, fondée par les gouvernements norvégien, indien, la fondation Gates et le Forum économique mondial de Davos). Covax récolte auprès des pays riches des fonds pour financer les achats de vaccins des pays pauvres.

Parmi les pays bénéficiaires du mécanisme, il y a presque toute l’Afrique, la Bolivie, les Philippines, l’Indonésie, la Syrie, le Yémen, l’Afghanistan, le Cambodge, le Vietnam, le Pakistan… « Covax ressemble finalement davantage à une institution financière internationale qu’à une organisation de soins de santé », critique l’étude du TNI et des Amis de la Terre. Surtout, les objectifs de Covax restent modestes : le but est d’approvisionner les pays les plus pauvres avec 2 milliards de doses en tout pour leur permettre de vacciner seulement 20 % de leur population, en priorité les travailleurs de la santé et les publics à risques. Il faut pourtant vacciner bien plus largement pour atteindre l’immunité collective.

Pour l’instant, Covax a acquis 1,2 milliard de doses et a commencé à les livrer début mars, notamment au Ghana et en Côte d’Ivoire. Mais la possibilité de livrer des vaccins dépend aussi des capacités de production. La suspension des exportations décidée par l’Inde le mois dernier concerne par exemple aussi les doses d’AstraZeneca prévues pour Covax. Et comme les doses financées par ce mécanisme se font attendre, des pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine s’approvisionnent directement auprès de la Russie et de la Chine. L’Algérie a par exemple acheté des doses du vaccin russe Sputnik V, l’Égypte des doses du vaccin chinois Sinopharm, tout comme la Mauritanie, le Niger, le Sénégal, le Maroc, le Mozambique et le Zimbabwe. La -Thaïlande et l’Indonésie ont aussi acquis des doses, auprès de la Chine, de son deuxième vaccin, le Sinovac Biotech. Dans les Amériques, le Paraguay s’approvisionne en Sputnik V et le Pérou en Sinopharm (4). Ou comment la santé devient un instrument de géopolitique (5).

Pourtant, des dirigeants, dont Emmanuel Macron, s’étaient engagés l’année dernière à ce que le vaccin contre le Covid-19 soit un «bien commun mondial », donc pas un objet de négociations commerciales ni de softpower. La promesse a fait long feu face aux deuxièmes vagues de contamination dans les pays riches et au nationalisme vaccinal à l’œuvre depuis des mois. « Nous avons tous droit à la santé. En cas de pandémie, la recherche et les technologies doivent pouvoir être partagées largement, -rapidement, à travers le monde. Aucune entreprise privée ne devrait pouvoir décider seule qui a accès aux traitements ou aux vaccins et à quel prix», revendique au contraire une initiative citoyenne européenne lancée par des dizaines d’organisations de la société civile. Elle a récolté quelque 150 000 signatures pour l’instant. L’initiative appelle entre autres à « veiller à ce que les droits de propriété intellectuelle, brevets compris, n’entravent pas l’accessibilité ou la disponibilité de tout vaccin ou traitement futur contre le Covid-19».

C’est une demande des ONG actives dans l’accès à la santé depuis plus d’un an : il faut lever les brevets pour permettre la production de vaccins contre le Covid-19 en quantité suffisante pour tous, dans tous les pays. Sans cela, seuls les fabricants qui ont un accord avec les laboratoires pharmaceutiques peuvent produire. L’année dernière, l’Afrique du Sud et l’Inde ont demandé à l’Organisation mondiale du commerce de renoncer aux brevets sur les vaccins contre le Covid-19. Malgré le soutien du directeur général de l’OMS, la proposition s’est heurtée à l’opposition du Royaume-Uni, des États-Unis, du Canada, de la Norvège et de l’Union européenne. Dont la France.

(1) « Tracking Coronavirus Vaccinations Around the World », Josh Holder, _The New York Times, 12 avril 2021.

(2) Voir https://lurl.fr/suWy

(3) « Covax, a global multistakeholder group that poses political and health risks to developing countries and multilateralism ».

(4) Voir www.view-hub.org.

(5) Une politique qui risque d’être plus compliquée pour la Chine depuis que Gao Fu, directeur du Centre chinois de contrôle et de prévention des maladies, a remis en cause, le 10 avril, l’efficacité des vaccins Sinovac et Sinopharm.

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