Sarah Mazouz : « Construire de l’universel en partant du minoritaire »

La sociologue Sarah Mazouz met au jour les points aveugles de l’universalisme abstrait et souligne le rôle primordial des réunions non mixtes dans la production d’un universalisme concret.

Barnabé Binctin  • 12 mai 2021 abonné·es
Sarah Mazouz : « Construire de l’universel en partant du minoritaire »
Dans une manifestation contre les violences sexistes, le 29 octobre 2017, place de la République, à Paris.
© Pierre Gautheron/Hans Lucas/AFP

Sarah Mazouz est l’auteure de Race (Anamosa, 2020) et coauteure, avec Éléonore Lépinard, de Pour l’intersectionnalité (Anamosa, 2021), dans lequel elle développe l’idée d’un universalisme concret.

Ces derniers mois, au gré de différentes polémiques, la question de l’universalisme est revenue au cœur des débats qui fracturent la gauche. Quel regard portez-vous là-dessus ?

Sarah Mazouz :Ce n’est pas l’universalisme qui fait débat, mais la définition abstraite qu’on en a faite et qui s’est imposée comme le modèle dit républicain. Cela tient à la façon dont on a conçu, en France, les conditions de possibilité d’un corps politique stable : pour parvenir à cette homogénéité, on a défini le citoyen comme une unité politique affranchie de ses origines. La République ne reconnaît que des citoyens, abstraction faite de leurs origines ou de leurs affiliations personnelles, et c’est cette abstraction qui est censée permettre d’atteindre l’universel – d’où l’idée d’« universalisme abstrait ». Or on voit bien le biais d’une telle approche : en partant de l’idée que l’universel existe quand on rend invisibles les qualités personnelles, on tend à penser comme étant la norme les qualités du groupe dominant – précisément parce qu’un des mécanismes par lesquels la domination s’exerce consiste à faire passer pour la norme à suivre les caractéristiques propres au groupe qui tire bénéfice de la façon dont les rapports sociaux sont organisés. C’est également pour cette raison que le geste d’abstraction rend invisibles les rapports de domination qui continuent de s’exercer malgré tout !

De fait, il y a des histoires singulières et des différences de traitement, et on ne peut pas faire comme si cela n’existait pas. Faire croire qu’on atteint une égalité parfaite entre les membres de la société – et de ce fait, une unité du corps social et politique – simplement en s’abstrayant des traits et des histoires particulières revient à masquer les problèmes. Au fond, cela permet surtout aux bénéficiaires de l’ordre social de ne pas se remettre en cause.

Comment cette vision s’est-elle imposée ?

Il faut réinscrire ça historiquement : l’universalisme « abstrait » est devenu le projet politique de la République au moment de la Révolution française. Et on comprend bien pourquoi, à l’époque, puisque c’est ce qui permettait alors de sortir d’un système d’ordre où le sang et l’héritage faisaient votre statut social. Pour rompre avec une telle organisation, il fallait justement pouvoir s’assurer que l’État soit bien aveugle aux origines de chacun. C’était alors un grand geste émancipateur, c’est ainsi qu’on pensait pouvoir atteindre une égalité de condition et de traitement entre les citoyens. Mais dès l’origine on voit bien les points aveugles de cette conception : à l’époque, les femmes et d’autres catégories de population se sont trouvées immédiatement exclues du corps politique ! Derrière la promesse d’universalisme, c’est donc une norme masculine qui s’est imposée. Depuis, les femmes ont été intégrées au corps politique, mais on continue de buter sur la norme raciale, qui sous-tend la façon dont on définit l’abstraction universalisante.

Certains se croient plus universels et font de cet universalisme une norme de domination.

Un universalisme en actes nécessiterait donc d’abandonner cette quête d’« homogénéité », selon vous ?

Il faut parvenir à admettre qu’on peut également produire du commun à partir de l’expérience minoritaire. C’est ce que raconte très bien Alice Diop dans le documentaire Mariannes noires de Mame-Fatou Niang : elle explique que pendant longtemps, dans la littérature, elle se reconnaissait dans des personnages d’hommes blancs et qu’elle y voyait quelque chose d’absolument universel. Il est temps aujourd’hui, souligne-t-elle, que les hommes blancs admettent à leur tour qu’ils peuvent voir de l’universel dans des corps qui ne leur ressemblent pas. Je crois que tout l’enjeu se situe là, dans notre capacité à intégrer ces expériences minoritaires dans notre façon de penser de nouvelles formes d’universalisme. L’universalisme est une exigence, mais il n’y a pas un groupe qui le réalise plus que d’autres ! Or c’est bien le problème aujourd’hui : certains se croient plus universels, et donc en droit de particulariser les autres, ce qui revient à les délégitimer… et donc à faire de cet universalisme abstrait une norme de domination. C’est précisément l’enchaînement dont il faut sortir.

Les réunions non mixtes ont été un symbole récent de cette controverse. Est-ce une démarche compatible avec cette nouvelle approche que vous défendez ?

Bien sûr, les réunions non mixtes sont justement une étape dans la production d’un universalisme concret. Là encore, on prend les choses à l’envers dans le débat, en France : ce ne sont pas des réunions « fermées aux personnes blanches » comme on le présente souvent, mais des espaces où se regroupent des personnes victimes de discriminations pour parler de ces expériences et des spécificités qu’elles produisent. Réfléchir aux conséquences du sexisme entre personnes victimes de sexisme amène à regrouper des femmes. Réfléchir aux conséquences du racisme entre personnes victimes de racisme amène à regrouper des personnes racisées. Mais dans ces réunions – et c’est là le contresens – on ne choisit pas les personnes en fonction de leur couleur de peau, mais en raison de l’expérience commune qu’elles font de l’assignation et des discriminations raciales. Ce n’est pas de la mièvrerie de gens qui pleurent sur leur sort, mais un processus de construction politique. C’est une façon de construire cette exigence d’universel en prenant en compte les expériences de discrimination, tout en invitant les membres du groupe dominant, qui échappe à ces discriminations, à admettre leurs propres points aveugles et à réfléchir à leurs conséquences. En ce sens, ces réunions non mixtes sont une étape nécessaire pour construire du commun politique, non un instrument de segmentation comme on les présente à tort.

Les réunions non mixtes sont une étape nécessaire pour construire du commun politique, non un instrument de segmentation.

Les détracteurs de ces réunions parlent d’un risque de s’enfermer dans l’« identitarisme ».

L’objet de ces rencontres n’est pas fondé sur l’identité, mais sur l’expérience de la discrimination ! Quand on parle de « minorités », on désigne les groupes qui sont produits par une expérience discriminatoire. Ces groupes ne se retrouvent pas au nom d’éléments culturels ou linguistiques qui formeraient une quelconque identité, bien souvent construite ou fantasmée… Ils sont constitués par l’expérience d’injustice que font leurs membres. C’est cette condition sociale particulière qui est au fondement des groupes minoritaires. Quand des groupes se définissent comme prolétaires ou ouvriers, on ne dit pas qu’ils « s’enferment ». On leur reconnaît bien cette appartenance, parce que c’est là que se situent les enjeux précis de leur revendication politique. C’est pareil pour les racisés et les femmes. Si on les accuse ainsi de « s’enfermer dans une identité », c’est parce qu’on veut dépolitiser la question et discréditer leurs revendications. Et maintenir, de fait, un statu quo.

Il y a beaucoup de manipulation, finalement, dans l’utilisation de toute cette sémantique ?

Aujourd’hui, se présenter comme universaliste, ça permet de dire qu’on est du côté des Lumières, de la rationalité, du progrès, etc. On est forcément du bon côté, au contraire de ceux qui le critiquent, qui deviennent de grands particularistes, très dangereux, dignes des pires traditions. En fait, au-delà de la simple question de la racialisation, toutes ces polémiques interrogent plus largement les conditions du débat démocratique. J’ai l’impression qu’on est de plus en plus pris dans des jeux rhétoriques : outre l’universalisme, il y a la rhétorique de la « République », qu’on sert également à toutes les sauces quand il s’agit de disqualifier ses adversaires. On voit la même chose avec la laïcité ou, dans un autre domaine aussi, avec l’écologie, où le qualificatif de « décroissant » permet de disqualifier des positions critiques du capitalisme. Or ces usages rhétoriques vident de leur sens des termes pourtant pourvus au départ d’une vraie dimension critique de l’ordre social, pour en faire des slogans, assénés comme des valeurs figées, avec pour seule fin de ne pas toucher aux injustices sur lesquelles l’ordre social actuel se fonde. Mais les mots sont importants et l’usage qui en est fait est crucial. En fait, on touche à l’essence de la démocratie : comment faire débat, autrement ? Comment avoir une délibération éclairée si on falsifie le sens des mots ?

Sarah Mazouz Chercheuse au CNRS.

Idées
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