« Il n’y aura plus de nuit », d’Éléonore Weber : Guerre et clair

Il n’y aura plus de nuit, réalisé par Éléonore Weber à partir d’images noctures prises par l’armée, montre le type de guerre mené au Moyen-Orient et interroge sur la fascination du regard.

Christophe Kantcheff  • 15 juin 2021 abonné·es
« Il n’y aura plus de nuit », d’Éléonore Weber : Guerre et clair
© UFO Distribution

Voilà un film inouï. Il est si étonnant que le spectateur pourrait rester incrédule. Or ce doute par rapport à ce qui est vu est exactement l’un des thèmes d’Il n’y aura plus de nuit. Éléonore Weber, qui signe là son premier long métrage pour le cinéma, a décidé de le réaliser quand elle a découvert sur le Net des documents visuels extraordinaires : des vidéos nocturnes prises par des soldats en mission en Irak ou en Afghanistan, qui témoignent d’une technologie ultrasophistiquée permettant de voir presque comme en plein jour – et ce « presque » a une importance capitale. De telles images enregistrées par des caméras thermiques, on a pu en voir notamment dans le film de Chantal Akerman De l’autre côté (2002), où des vidéos de surveillance montraient des migrants mexicains tentant de passer la frontière. Ici, c’est le film dans sa totalité qui est composé de vidéos de l’armée.

On est très loin d’Apocalypse Now, mais beaucoup plus proche d’un jeu vidéo terrifiant. Les militaires sont à des centaines de mètres, voire à des kilomètres de leurs cibles, et tirent sur des silhouettes – combattants ou paysans. Il arrive qu’ils fassent des erreurs. La plus retentissante a été le meurtre d’un journaliste en Irak, dont l’appareil photo a été pris pour une arme – cette vidéo fait partie de celles utilisées par la cinéaste. Les soldats visent des hommes qui marchent tranquillement, achèvent des blessés à terre. Ils peuvent justifier leur façon de tuer à partir du moment où ils sont convaincus des intentions hostiles de l’ennemi. Aucun n’est jamais traduit devant un tribunal.

Voilà comment les Occidentaux font la guerre dans ces pays du Moyen-Orient. On ne le sait pas suffisamment. Ces vidéos, dont on pourrait penser qu’elles relèvent du secret-défense, sont pourtant en accès libre sur des plateformes telles que YouTube ou Dailymotion. Des vétérans les y ont mises – à la gloire de l’armée ! Visibles par tous, donc, mais en réalité regardées par personne. Encore et toujours, cette question du regard.

Éléonore Weber a montré ces images à un pilote français, « Pierre V. », dont elle a recueilli les commentaires pour nourrir son texte en voix off, lu par l’actrice Nathalie Richard. Pour lui, ces images ne sont pas faites pour être regardées parce qu’elles sont strictement « opératoires ». Cette phrase ouvre un gouffre de réflexion. Le seul fait que la cinéaste puis les spectateurs posent un œil dessus enfreint leur prétendu statut : c’est un acte de transgression d’où naît du cinéma. « Pierre V. » explique aussi qu’en mission il voit trop et pas assez à la fois. Position du voyeur qui n’en a jamais assez, animé par une « pulsion scopique », un désir effréné de voir, en proie à la fascination, synonyme d’aveuglement. Chaque instant de chaque mission étant enregistré, la cinéaste parle de ces filmages de guerre comme d’une paupière qui ne se referme plus. On pense au mythique consul Regulus, exposé au soleil les paupières cousues. Il faut voir ce film pour sortir du noir de notre ignorance et de notre indifférence.

Il n’y aura plus de nuit, Éléonore Weber, 1 h 16.

Cinéma
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