À l’ombre des forêts roumaines, la corruption
L’exploitation du bois en Roumanie fait l’objet de vastes trafics auxquels les gardes forestiers, les padurari, sont priés de se plier, sous peine de menaces juridiques, voire physiques.
dans l’hebdo N° 1663-1667 Acheter ce numéro
Dans le fonds forestier de Sucevita, en Bucovine, un grand soleil filtre à travers les épicéas, et les feuilles dorées de quelques hêtres sont les seuls indices d’un automne déjà bien installé. Sur la route qui traverse les parcelles, un cheval passe, suivi d’un tracteur forestier et de trois hommes, tronçonneuses à la main. Cachés derrière une pile de grumes fraîchement coupées, deux hommes les observent et les prennent en photo à l’aide d’une application authentifiant les coordonnées GPS du lieu et l’heure de la prise de vue. Les clichés serviront ensuite de preuves. « Il va y avoir du grabuge », lance l’un des deux, Tiberiu Bosutar, activiste reconnu dans la région.
Après plusieurs appels passés à leurs contacts, les deux hommes en sont certains : l’équipe d’exploitation qui passe devant eux ne devrait pas travailler dans ce fonds forestier. Aucun acte d’exploitation n’a été émis pour les parcelles alentour par l’unité administrative en charge de ce district, l’Ocol Silvic. Mais les deux activistes n’en ont pas après ces forçats du bois. C’est le padurar – l’employé forestier public en charge de ces parcelles – qu’ils veulent piéger. « L’équipe d’exploitation n’a pas pu entrer sur la route forestière sans l’autorisation et la complicité de cet employé. Il est le seul à avoir les clés pour ouvrir la barrière. Il est en bas de la chaîne hiérarchique forestière, mais rien n’entre ou ne sort de la forêt sans son autorisation. » Le padurarde ce district vit dans un domaine quelques kilomètres en amont, « une maison à plusieurs centaines de milliers d’euros », peste Tiberiu Bosutar. Un luxe qui laisse songeur, car le salaire moyen d’un padurartourne autour de 500 euros mensuels.
Après avoir documenté ces coupes illégales pendant plusieurs heures, les deux activistes appellent la garde forestière pour la saisir de l’affaire et un étrange ballet se met en place. L’équipe d’exploitation forestière arrête toute activité et retourne vers l’entrée du chemin où les attend le padurar, qui leur ouvre la barrière. Quelques instants plus tard, deux gardes forestiers arrivent en 4×4 et s’avancent jusqu’aux lieux de coupe, où ils ne trouvent évidemment rien. L’affaire est pliée : aucune coupe illégale n’est en cours sur ces parcelles, concluent-ils, la forêt est vide de tout travailleur. Puis le padurar revient sur les lieux, où les deux activistes l’invectivent, preuves en main de cet étrange jeu de dupes. En face, l’employé forestier, ivre, les menace.
Les coupes illégales oscilleraient entre 15 et 30 millions de mètres cubes par an.
Y a-t-il eu complicité entre la garde forestière et le padurar ? Difficile de l’affirmer mais une chose est sûre, les employés de gestion forestière et les gardes forestiers chargés de les contrôler vont dans les mêmes lycées sylvicoles, suivent les mêmes parcours à l’université, vivent dans les mêmes villages, grandissent dans les mêmes familles. C’est un milieu endogame, propice aux petits arrangements. La corruption généralisée, qui gangrène l’intégralité de la chaîne forestière, s’en nourrit.
En Roumanie, toutes les forêts sont gérées par des Ocoale Silvice, des entités administratives de gestion publiques ou privées, mais répondant aux mêmes exigences, définies dans le code forestier : la présence d’ingénieurs forestiers diplômés d’État, des paduraripour chaque parcelle administrée, la tenue de carnets d’inventaire pour chaque parcelle, le respect de l’aménagement forestier, etc.
La moitié des forêts roumaines sont publiques et donc gérées par des fonctionnaires, répartis dans 41 directions forestières régionales. Celles-ci chapeautent des centaines d’Ocoale Silvice, gérant chacune plusieurs districts forestiers. Tous les employés de ces unités administratives dépendent de la Régie nationale forestière (aussi appeléeRomsilva), elle-même sous la coupe du ministère de l’Environnement, des Eaux et des Forêts.
Chaque année, environ 19 millions de mètres cubes de bois (19,6 millions en 2020 d’après l’Institut national de statistique roumain) sortent légalement des forêts roumaines, et les estimations du volume de coupes illégales oscillent entre 15 millions et 30 millions de mètres cubes. Ce phénomène s’explique en partie par les immenses quantités dont le pays a besoin. Trois instituts de statistique affirment que 3 millions de foyers se chauffent au bois, soit une consommation annuelle d’environ 18 millions de mètres cubes. Le volume annuel autorisé couvre ainsi à peine les besoins du pays en bois de chauffe. Or la Roumanie produit aussi plusieurs millions de mètres cubes de bois de travail (charpentes, planches…) et des milliers de tonnes de produits dérivés.
La responsabilité des coupes illégales repose massivement sur l’administration forestière.
Les coupes illégales sont donc très répandues et les responsables ne sont pas les grandes entreprises étrangères, souvent pointées du doigt par les reportages français. HS Timber (anciennement Schweighofer), Kronospan, Eggeret consorts n’ont en effet plus le droit de mettre un pied en forêt depuis 2014 et n’ont aucune équipe d’exploitation forestière agréée. Ces entreprises ne peuvent plus participer aux appels d’offres pour exploiter le bois et peuvent donc seulement l’acheter déjà coupé par des agents économiques roumains. Leur tort est de créer un appel d’air sur le marché du bois. Leurs usines, qui s’étendent sur plusieurs hectares et emploient plusieurs milliers de personnes, ont la possibilité de transformer tous les résineux coupés en Roumanie. Et même si les quotas imposés par le gouvernement les limitent, elles sont assez puissantes pour influencer le marché et contrôler les prix.
La responsabilité des coupes illégales repose massivement sur l’administration forestière, des équipes d’exploitation et des entreprises de transport, qui coupent illégalement et blanchissent le bois de manière industrielle. Mais, dans ce milieu où règne l’omerta, certaines langues commencent à se délier et à lever le voile sur tout un système de corruption bien rodé, dans lequel chaque acteur trouve son compte ou est condamné à se taire.
Laura Bouriaud, professeure à la faculté de sylviculture de Suceava, alertait l’opinion il y a quelques mois sur les pots-de-vin nécessaires à l’obtention d’un poste au sein des Ocoale -Silvice. Dès leurs études, les aspirants padurari et ingénieurs forestiers sont en effet soumis à des pressions. Les étudiants de Laura obtiennent un diplôme d’État, puis postulent à des emplois au sein de l’administration, mais, après plusieurs stages et CDD, certains se voient forcés de payer leur hiérarchie pour s’assurer un poste pérenne. Un phénomène relativement commun en Bucovine, dans la région de Suceava. « J’ai découvert cela à la suite de discussions avec d’anciens étudiants qui venaient se plaindre auprès de moi. La mère de l’un d’entre eux s’indignait : “Comment vais-je pouvoir payer 40 000 euros pour le poste de mon fils ?” » Des sommes énormes qui poussent les jeunes à s’endetter. « J’explique toujours à mes élèves que, s’ils entrent dans un système payant, ils devront continuer à payer pour y rester, ajoute l’universitaire. D’abord, parce qu’ils seront en proie au chantage pour avoir mis un doigt dans l’engrenage de l’illégalité, ensuite parce qu’ils auront engagé de telles sommes qu’ils n’auront d’autre choix que de se corrompre à leur tour pour rembourser leurs dettes. » Laura Bouriaud est désormais poursuivie en justice par Romsilva pour avoir révélé et transmis à la presse roumaine des informations sur ce système de pots-de-vin et les prix des postes en fonction de leur position hiérarchique.
Dans les Carpates, la forêt est l’affaire des puissants, et les padurari, employés de terrain, ne sont que les maillons du bout de la chaîne, chargés d’extraire et de blanchir le bois, pris en étau entre les pressions de leur hiérarchie et celles des agents économiques. Laura -Bouriaud note les variétés de situations dans lesquelles se trouvent les employés forestiers : « Le padurar peut contrôler tout ce qui a trait au commerce de bois dans son district, mais il peut aussi avoir les mains liées lorsqu’un agent économique est suffisamment puissant pour lui imposer ses directives, ses relations et ses prix. »
Par ailleurs, les techniques pour voler et blanchir le bois sont nombreuses: arbres déracinés avec un tracteur pour feindre une tempête de vent, utilisation de faux marteaux de marquage, sous-estimation lors de l’inventaire des volumes de bois sur pied sur les parcelles allant être exploitées…
Pour les agents économiques récalcitrants, un arsenal législatif permet de les rendre obéissants.
Pour les agents économiques récalcitrants, qui pourraient refuser d’exploiter ou de transporter plus de bois que les actes l’autorisent, un arsenal législatif permet de les rendre obéissants. Le code forestier comprend un grand nombre de règles jamais ou très rarement respectées. L’activiste Tiberiu Bosutar en donne un exemple : « Un tracteur articulé forestier ou un grumier ont l’interdiction légale de traverser un ruisseau, peu importe la taille, sans construire un pont temporaire, pour ne pas bousculer l’écosystème. Sur le terrain, cette mesure est impossible à respecter et l’infraction représente plusieurs milliers d’euros d’amende. Alors les padurari ferment les yeux sur ce type d’infractions tant que les employés jouent le jeu de la corruption. »
À l’autre bout de la chaîne, c’est le système politique qui vit de la manne financière quasi inépuisable que sont les forêts. L’argent sale que le padurarreçoit des entreprises d’exploitation ou de transport, avec lesquelles il se rend complice de coupes illégales, remonte ensuite aux chefs des Ocoale Silvice,puis à la direction forestière, qui le redistribue aux politiciens. Et gare à ceux qui viennent enrayer cette mécanique.
En 2018, Ilie Covrig, alors directeur de la direction forestière de la région de Mures depuis 2012, se voit proposer un poste de secrétaire d’État au ministère de l’Environnement, des Eaux et des Forêts, au sein du gouvernement tenu alors par le Parti social-démocrate (PSD). « J’ai cru à ce moment-là que mes compétences étaient le motif principal de ma promotion au ministère, raconte-t-il, mais il s’agissait en réalité de m’éloigner de mon poste, car je gênais les leaders politiques locaux, par ailleurs puissants agents économiques. »
Car l’une des prérogatives des directeurs forestiers est l’attribution des marchés publics aux entreprises locales. « Lorsqu’il y a des coupes d’éclaircies à effectuer ou des parcelles arrivées à maturité, il y a une offre publique, et le marché est censé être attribué à l’offre la plus compétitive. » En réalité, les marchés sont donnés aux collègues des partis politiques ou aux agents économiques assez puissants pour dicter leur loi, des « barons locaux ».
Les corps de contrôle sont utilisés pour intimider et remplacer les employés qui ne remplissent pas le rôle voulu par les politiciens
Mais l’expérience d’Ilie Covrig au ministère est courte, et celui-ci retrouve son poste de directeur régional en janvier 2019. À ce moment-là, tout est fait pour le mettre à l’écart. Les pressions politiques du PSD sont nombreuses et le ministre demande même sa démission. Lorsque Ilie Covrig s’enquiert du motif de ces pressions, la réponse d’un des émissaires du parti est limpide : « Tu ne rapportes pas d’argent [au parti]. » Comme il ne pouvait être remplacé par décision politique et qu’il refusait de démissionner, tout a été mis en œuvre pour l’évincer. À l’issue de plusieurs contrôles « inopinés », un secrétaire d’État lui lance : « Tu ne comprends pas que c’est toi qu’on vise ? » Mais l’homme ne cède pas face aux pressions.
Rien ne change, malheureusement, lorsque les libéraux du Parti national libéral (PNL) arrivent au pouvoir. Dans plusieurs enregistrements réalisés par Ilie Covrig, que Politis a pu consulter, le directeur est de nouveau menacé de contrôles et de « conséquences graves » s’il ne donne pas sa démission. « Les corps de contrôle sont utilisés pour intimider et remplacer aux postes clés les employés qui ne remplissent pas le rôle voulu par les politiciens », explique-t-il.
La politisation de ces postes clés n’est pas récente, mais elle a pris de l’ampleur ces dernières années. Au point d’être à l’origine d’un scandale politique qui a poussé le secrétaire d’État au ministère de l’Environnement, des Eaux et des Forêts, Gelu Puiu, à la démission en avril 2021. Dans plusieurs enregistrements publiés par Recorder, un groupe de journalistes d’investigation -roumains, celui-ci se vante d’avoir remplacé la majorité des directeurs forestiers par des hommes du PNL. Sur l’année écoulée, seize directeurs forestiers ont en effet quitté leur poste, invoquant des raisons personnelles, ou ont été mis à l’écart en raison d’irrégularités constatées dans leur gestion. En réalité, comme pour Ilie Covrig, le secrétaire d’État les a fait chanter et a envoyé des organes de contrôle aux récalcitrants.
Dans un enregistrement d’une conversation avec Stefan Neagu, un responsable forestier de l’Institut national de recherche en sylviculture, on peut entendre le secrétaire d’État affirmer : « J’ai déjà remplacé 20 directeurs forestiers [sur les 47 du pays – NDLR]_. Il y en a un à Arges qui fait un scandale, mais j’ai de l’expérience… »_ Dans un autre enregistrement, on l’entend parler à un directeur forestier : « Soit je t’envoie la Cour des comptes te faire un audit et, peu importe le résultat, j’envoie tout au parquet [anticorruption – NDLR]_, soit tu fais un pas sur le côté, chacun sa route, et bon vent ! »_
Plusieurs padurari ont été assassinés et plus de 650 d’entre eux ont été violemment agressés ces quinze dernières années.
Ainsi va la corruption, à l’ombre des forêts. Pour Laura Bouriaud, de nombreux facteurs expliquent la situation actuelle, comme les conditions de travail des employés forestiers. « Ces padurari doivent parfois gérer jusqu’à plusieurs milliers d’hectares, ils sont seuls dans les forêts, où tout peut se passer. Il est impensable qu’un padurar puisse contrôler ce qu’il se passe sur ses parcelles 24 heures sur 24. » Plusieurs padurariont aussi été assassinés et plus de 650 d’entre eux ont été violemment agressés ces quinze dernières années. Rencontres fortuites avec des exploitants sans autorisation ou des braconniers, refus de camoufler des illégalités… Les causes des violences sont nombreuses.
En 2019, l’assassinat deLiviu Pop dans les montagnes des Maramures, au nord du pays, avait mobilisé les syndicats forestiers, qui réclamaient alors le droit de s’armer, et des mouvements citoyens avaient manifesté dans plusieurs villes. Selon Laura Bouriaud, « les armes ne résoudraient rien ». La professeure milite pour la création d’un système de vidéosurveillance au niveau des entrées et sorties des routes forestières. « Les caméras permettraient de savoir avec exactitude qui entre dans les forêts et les volumes extraits. » Un système qui, malgré l’opposition unanime des acteurs du bois, pourrait bien voir le jour dans les prochaines années grâce au programme européen de redressement et de résilience. La Roumanie dispose de 29 milliards d’euros grâce à ce plan, dont 1 milliard est destiné à l’industrie du bois. Reste à savoir si cette manne ne sera pas accaparée, elle aussi, par les agents de la corruption.
Toutes les photos de cette enquête sont d’Hervé Bossy.
Cet article a été réalisé avec le soutien de la bourse « Brouillon d’un rêve » de la Scam.
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