Affaire Bacot : violences conjugales ou inceste ?

Le psychiatre Gérard Lopez dénonce le déni social que vient d’illustrer le procès d’une femme jugée pour le meurtre de son mari, qui était aussi son beau-père violeur.

Gérard Lopez  • 14 juillet 2021
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Affaire Bacot : violences conjugales ou inceste ?
Valérie Bacot à l’issue de son procès, le 25 juin à Chalon-sur-Saône.
© JEFF PACHOUD / AFP

Les associations qui luttent contre le puissant tabou qu’est l’inceste, un bref moment brisé grâce au livre de Camille Kouchner, La Familia grande, constatent qu’il est rapidement retombé dans le déni social qui le caractérise.

L’excellent juge Édouard Durand, coprésident de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), clame à qui veut l’entendre que « protéger la mère, c’est protéger l’enfant », plaçant l’intérêt de l’adulte avant celui de l’enfant car toutes les mères, même en cas de violences conjugales, n’ont pas les capacités éducatives requises pour élever leurs enfants. Il est cependant exact que le déni des violences que subissent les enfants nuit gravement aux parents protecteurs (1), en raison d’idéologies antivictimaires qui ont été infirmées par la recherche scientifique, comme le prétendu syndrome d’aliénation parentale (2), par exemple.

Valérie Bacot (condamnée le 25 juin 2021 à quatre ans de prison, dont trois avec sursis, pour le meurtre de son mari et ex-beau-père, violent et prostitueur) est une victime typique d’un inceste qui a débuté lorsqu’en rentrant de l’école elle trouvait sa mère copulant avec des inconnus dans l’arrière-salle de la boutique qu’elle tenait, puis avec son beau-père dans le lit maternel. Sa mère la traînait au parloir lorsque celui-ci était détenu pour inceste commis sur une de ses sœurs, renforçant son rôle de substitut paternel.

Il est possible, en France, d’épouser son beau-père ou d’avoir des rapports sexuels avec un de ses parents lorsque l’on est majeur. Cela interroge sur le consentement de la victime d’inceste, notamment lorsqu’elle est sous l’emprise psychologique de ce parent. Notons que notre garde des Sceaux a parlé d’inceste amoureux lors de récents débats parlementaires et qu’il a plaidé l’inceste heureux dans l’affaire Mannechez, une illustration du déni de l’inceste, dont on peut se demander s’il fait bien partie du vocabulaire des politiques et des journalistes, notamment de ceux qui ont couvert l’affaire Valérie Bacot. Une preuve éclatante que les professionnels de la justice, les enquêteurs des brigades de protection de la famille (et non plus de protection des mineurs…) et les professionnels de santé, qui ne font que 5 % des signalements et informations préoccupantes aux autorités compétentes, ont besoin de formations fondées sur les résultats de la recherche scientifique, très peu développée en France sur ce sujet, et non pas sur la conviction des formateurs.

L’association Face à l’inceste a mis en ligne une pétition « pour rendre le signalement des enfants en danger obligatoire » (3) en réformant l’article 44 du code de déontologie médicale, qui recommande au soignant de faire preuve de prudence et de circonspection avant de signaler un enfant en danger, et contient une incompréhensible clause de conscience, le médecin pouvant s’abstenir en raison de « circonstances particulières qu’il apprécie en conscience » ! Rappelons qu’une obligation de signalement existe en Suède, Norvège, Finlande, Danemark, Espagne, Italie et Autriche.

Ce manque de formation et de critique des idéologies antivictimaires se manifeste au niveau des expertises judiciaires. En France, le juge désigne l’expert de son choix, dont il connaît en général les orientations idéologiques, ce qui crée des liens d’intérêt entre les uns et les autres. Ceci plus particulièrement lorsqu’une allégation d’inceste complique et conflictualise une séparation. Le juge aux affaires familiales, chargé des modalités de droit de visite et d’hébergement, et le juge des enfants, chargé de leur protection, peuvent avoir des opinions totalement divergentes fondées sur des expertises qui se contredisent… Là encore, notre pays, fréquemment réprimandé par l’ONU – ou récemment par la Cour européenne des droits de l’homme (4) – pour l’indigence de sa politique de protection de l’enfance, pourrait s’inspirer de pays voisins. Selon la thèse de Jennifer Boirot (5), en Suède, les expertises difficiles se déroulent dans des centres spécialisés sans que le magistrat désigne « son expert » ; en Roumanie, les expertises se déroulent dans des instituts médicaux légaux. En Suisse, les expertises difficiles se déroulent dans des services hospitaliers et sont réalisées par des praticiens qui ont acquis une sur-spécialisation universitaire de psychiatrie forensique (6) nécessitant deux années d’études supplémentaires. Rien de tel en France. Peut-être faudrait-il sérieusement songer à y réformer l’expertise et le mode de désignation des experts.

Sur le plan factuel, lorsque le beau-père de Valérie Bacot, condamné pour inceste, est sorti de prison, cela n’a choqué ni inquiété personne à Digoin (Saône-et-Loire), pas plus le médecin de famille que le personnel enseignant, le voisinage ou même la famille, ce qui illustre la puissance du déni. Les enfants de Valérie Bacot auraient en vain tenté de porter plainte à la gendarmerie, ce qui fut nié au moment du procès. Mais l’on sait que les victimes d’inceste, comme toutes les victimes d’événements traumatiques répétés, génèrent des contre-attitudes de rejet de la part de tout un chacun, y compris des forces de l’ordre, qui n’auraient pas retrouvé le dernier « client » de Valérie Bacot, alors que, de notoriété publique, elle était prostituée de force sur le parking d’un restaurant.

Rappelons que la loi du 13 avril 2016 reconnaît la prostitution comme une violence et que les clients risquent une amende de 1 500 euros ou une condamnation à suivre un programme de sensibilisation comme alternative à la sanction. La personne prostituée peut également bénéficier d’un accompagnement pour l’aider à sortir de la prostitution. Rien de tel pour Valérie Bacot, qui générait l’habituel sentiment de rejet de la part de gendarmes probablement mal ou pas du tout formés à cette problématique. Lors de la reconstitution sur le parking, l’un d’eux aurait dit au fils de Valérie que tout allait bien pour ce « client » : « Après le restaurant, la pipe… » Est-ce vrai ? Je l’ignore, mais cela démontrerait les sentiments négatifs que génèrent les victimes d’inceste en raison de leurs comportements paradoxaux : abus d’alcool et de drogues, impulsivité, conduites sexuelles, agressivité, etc.

Il semble qu’il aurait été utile d’entendre la déposition du dernier « client » de Mme Bacot, mais les enquêteurs ne l’auraient pas retrouvé alors qu’elle l’aurait croisé à plusieurs reprises à Digoin.

Affirmons-le, l’affaire Valérie Bacot est, hélas, une « banale » histoire d’inceste, dramatique certes, mais banale, du fait de sa fréquence estimée à 10 % de la population française (sondage Ipsos-Face à l’inceste, 2020), mais surtout en raison de la récurrence des graves complications qui affectent une majorité de victimes : une grande difficulté à gérer leurs émotions ; des troubles de déconnexion psychique (dissociation) permettant d’atténuer les reviviscences qui les assaillent ; des troubles somatiques écrans ; des troubles de l’identité avec impossibilité de se situer comme personne ; une instabilité personnelle et sociale ; un manque total de confiance en soi et en toute forme d’aide extérieure possible ; un fort sentiment de culpabilité avec tendance à s’autopunir ; une propension à se mettre inconsciemment dans des situations répétant le scénario traumatique. C’est ainsi que de nombreuses victimes d’inceste se prostituent sans y être contraintes, comme Valérie Bacot, par l’auteur des viols par inceste, car la prostitution est un terrain parfait de répétition du scénario traumatique : rapports sexuels transgressifs, emprise d’un proxénète, aggravation de l’estime de soi.

Valérie Bacot ne présente pas le « syndrome de la femme battue » (7), qui a été mis en avant lors de son procès, entité qui n’a aucune existence scientifique, mais un trauma complexe reconnu dans la dernière classification internationale des maladies de l’OMS : la CIM 11. Un trouble que présentent les personnes qui ont vécu de nombreux événements traumatiques, souvent dès l’enfance, comme les victimes de viols par inceste… ce mot que personne ne prononce jamais.

Valérie Bacot a été reconnue certes coupable, mais également « victime ». Elle aura besoin de soins pour traiter son trauma complexe. Elle est décidée à militer pour que ce qu’elle a vécu n’arrive pas aux autres. Il faudra qu’elle concoure à briser le tabou de l’inceste. Elle a décidé de garder les droits d’auteur de son livre (8), dont le titre est révélateur du tabou, Tout le monde savait, pour fonder une association.

Par Gérard Lopez Psychiatre, président d’honneur de l’Institut de victimologie, administrateur de Face à l’inceste.

(1) Voir Le Guide du parent protecteur, sur le site facealinceste.fr

(2) Dans un contexte de mésentente ou de conflit pour le droit de garde, un parent influencerait son enfant pour qu’il dénonce des abus imaginaires de la part de l’autre parent.

(3) Accessible sur le site facealinceste.fr

(4) « La France condamnée pour négligence dans le meurtre
de la petite Marina », Solène Cordier et Jean-Baptiste Jacquin,
Le Monde, 5 juin 2020.

(5) « Experts psychiatres et crimes sexuels en europe : de la scène judiciaire à l’action publique. Étude comparée : Angleterre, Espagne, Roumanie, Suède et France », www.cesdip.fr

(6) Relatif à une méthode scientifique utilisée pour éclairer les circonstances d’une affaire judiciaire.

(7) « Une femme battue, jugée pour avoir tué son mari », écrit Le Point. « Une femme jugée pour l’assassinat de son mari violent et proxénète », selon Le Figaro. « Valérie Bacot, condamnée pour le meurtre de son mari violent et proxénète, ressort libre du tribunal », selon La Dépêche. Etc.

(8) Tout le monde savait, Valérie Bacot, Fayard, 2021.

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