L’art de vendre des promesses

Alors que des alertes documentées sur le réchauffement climatique ont été lancées dès les années 1970, les classes dirigeantes en ont organisé le déni afin de maintenir leurs pouvoirs et leurs profits.

Revue Terrestre  • 14 juillet 2021
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L’art de vendre des promesses
Laurent Fabius et François Hollande saluent les accords de Paris, à l’issue de la COPu200921, le 12 décembre 2015.
© FRANCOIS GUILLOT / AFP

Le désastre écologique est-il le résultat d’une série de conjonctions malheureuses ou l’effet de choix politiques ? Faut-il mettre cette destruction des conditions de vie sur Terre sur le compte de l’incertitude scientifique, de l’indifférence de l’opinion publique, de l’inertie du monde économique ou de la médiocrité du personnel politique ? Depuis vingt ans, des enquêtes minutieuses ont réuni une impressionnante documentation sur l’histoire longue de nos savoirs environnementaux (1). Elles révèlent que l’actuelle trajectoire climatique avait été anticipée et modélisée avec un niveau de preuve raisonnable dès les années 1970.

Certes, depuis 1950, des controverses ont animé les communautés scientifiques. Mais les relevés, observations et modélisations démontraient une tendance nette, générale et continue à l’augmentation du taux atmosphérique de CO2 depuis la fin du XIXe siècle. La période 1965-1975 ouvre le bal d’une série – ininterrompue jusqu’à aujourd’hui – de publications alertant sur ces enjeux : rapports remis à la Maison Blanche (1965), dossier commandé par les Nations unies pour la conférence de Stockholm et rapport du Club de Rome (1972), mais aussi des articles scientifiques ainsi que des études publiées par plusieurs compagnies pétrolières…

Au cours de la même séquence, les principaux pays riches sont traversés par d’intenses vagues de politisation. En réaction, une partie des classes dirigeantes opte pour de multiples stratégies afin de déminer, par la disqualification et la neutralisation, la charge explosive de ces mobilisations scientifique et politique (2). Depuis cinquante ans sur la question du réchauffement climatique, et depuis au moins le XVIIIe siècle pour les enjeux écologiques, les principales institutions et puissances économiques ont mené, directement ou indirectement, une politique de guerre antiécologique (3). Par l’organisation du déni, la domestication des critiques et l’avalanche de promesses illusoires (autorégulation du marché, innovations, marché carbone, etc.), elles ont acheté du temps pour maintenir leur domination.

Gagner du temps, obtenir un délai, procrastiner pour continuer à accomplir méfaits et forfaits. Gagner des profits, conserver les pouvoirs, se maintenir en tant que puissances économiques et géopolitiques : les raisons sont plurielles, mais toutes conduisent, dans les faits, à chercher à différer le moment d’une réappropriation politique et égalitaire de nos vies.

À travers leur matrice chrétienne, l’Occident, le capitalisme et l’idéologie du progrès sont liés à une conception optimiste du temps et de l’histoire qui a posé l’avenir comme rédempteur. Au lieu de faire du politique le lieu d’expression des antagonismes et des conflits, les modernisateurs prêtent au futur la capacité de réguler et de corriger les contradictions du capitalisme industriel – foi dans la science, solutionnisme technologique, gouvernement des experts et des normes. Les discours sur l’avenir ont pour fonction centrale de pacifier le présent en étouffant nos désirs de nouveaux départs.

Ce consensus industriel, productiviste et progressiste est alors hégémonique et largement transpartisan. Pourtant, dès 1970, le dossier était suffisamment instruit pour tout arrêter, réfléchir et agir. En 2000, la morphologie de la catastrophe écologique était assez nette pour harceler les pouvoirs et faire dérailler la locomotive industrielle. En 2020, le ravage écologique perle sur nos fronts et prépare les morts de masse de demain. Et nous devrions encore attendre 2030-2050 et un énième rapport d’experts censé permettre d’atténuer le désastre – c’est-à-dire de nous adapter à lui. Véritables hochets du pouvoir, la neutralité carbone et la transition écologique constituent une des principales digues idéologiques contre une réappropriation dès maintenant de notre temps politique (4).

Les pensées du progrès, de Voltaire à Hegel en passant par divers marxismes, ont fait de l’avenir un horizon de consolation et d’acceptation des souffrances présentes. Ce régime de promesses tend à abolir le temps et l’action proprement politique. Se réapproprier le présent devient alors un geste révolutionnaire. Refuser d’être consolé implique de récuser le rapport politique d’autorité qu’instaurent doublement le temps du progrès et le temps de la catastrophe. C’est ainsi qu’on peut comprendre et soutenir le geste de celles et ceux qui cimentent des machines pour endiguer le flot du désastre et du fascisme (5).

Par La revue Terrestres (www.terrestres.org)

(1) _Les Marchands de doute__,_ Naomi Oreskes et Erik M. Conway, Le Pommier, 2012 (réédition 2021).

(2) _La Société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire__,_ Grégoire Chamayou, La Fabrique, 2018.

(3) Les Révoltes du ciel. Une histoire du changement climatique
(XVe-XXe siècle)
, Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, Seuil, 2020.

(4) Écologie sans transition, Désobéissance Écolo Paris, Divergences, 2020.

(5) « “Désarmons le béton” : 400 activistes bloquent des sites de Lafarge contre le Grand Paris », _Reporterre__,_ 30 juin 2021.

Publié dans
Le temps du climat
Temps de lecture : 4 minutes
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