« Transformer le Chili en un pays plurinational »

Une femme mapuche, Elisa Loncón, a été élue présidente de l’assemblée qui doit donner une nouvelle Constitution au Chili.

Marion Esnault  • 14 juillet 2021 abonné·es
« Transformer le Chili en un pays plurinational »
Aujourd’hui multidiplômée, Elisa Loncón fait partie de ces enfants qui devaient marcher des kilomètres pour aller à l’école.
© JAVIER TORRES / AFP

Munie du drapeau coloré de son peuple et habillée en costume traditionnel, Elisa Loncón est montée sur l’estrade et a prononcé son premier discours en commençant par saluer en langue mapudungun tous les peuples chiliens : du désert du nord à la Patagonie, et de la cordillère des Andes à l’océan. Ce 4 juillet, les 155 membres de l’Assemblée constituante, élus au suffrage universel direct les 15 et 16 mai, ont choisi, lors de la séance d’inauguration de cette instance, d’en confier la présidence à une femme autochtone de l’ethnie mapuche, une des dix que compte le Chili.

« L’histoire est nôtre et ce sont les peuples qui la font. » Ce sont les derniers mots prononcés quelques heures avant sa mort par Salvador Allende, premier président socialiste élu en Amérique du Sud et décédé lors du coup d’État du 11 septembre 1973 sous les bombardements du palais présidentiel de la Moneda. Il aura fallu dix-sept années de dictature (1973-1990) et trente années d’injustices et d’inégalités dans un pays devenu le laboratoire du néolibéralisme, pour que les peuples du Chili reprennent enfin le pouvoir sur leur destinée. Après une révolution sociale violemment réprimée en octobre 2019, les Chiliens obtenaient, un an plus tard, l’organisation du processus qui doit conduire à l’écriture d’une nouvelle constitution, destinée à mettre fin à celle de 1980 adoptée sous la dictature d’Augusto Pinochet.

Elisa Loncón était accompagnée de la constituante mapuche Francisca Linconao, machi (1) qui tenait dans ses mains des branches de l’arbre sacré des peuples originaires du Sud, le canelo. Ces femmes qui ont ouvert les travaux d’écriture de la nouvelle « Carta Magna » ont obtenu deux des 17 sièges réservés aux peuples autochtones sur les 155 que compte l’Assemblée.

« Notre travail est de transformer le Chili en un pays plurinational, interculturel qui ne bafoue plus les droits des femmes et qui protège la Terre-mère et les eaux », a exprimé avec force et détermination Elisa Loncón. Elle a déjà annoncé vouloir mettre en place une présidence tournante dans cette Assemblée qui a entre neuf et douze mois pour écrire le nouveau texte fondateur.

Son discours émouvant avait parfois des allures de revanche pacifique sur des décennies – pour ne pas dire des siècles – d’assimilation, de persécution et de discrimination des peuples originaires et des femmes : « Je voudrais saluer les femmes qui ont marché contre un système de domination et je voudrais dire merci car, aujourd’hui, nous nous organisons pour être pluriels, démocratiques et participatifs […]_. Je voudrais aussi saluer spécifiquement les Mapuches car ce rêve est celui de nos ancêtres, et aujourd’hui il devient réalité. »_

La nouvelle constitution doit mettre fin à celle de 1980 adoptée sous la dictature.

Cette élection est hautement symbolique. C’est un signal fort lancé par les 96 membres de l’Assemblée constituante qui ont voté en faveur de cette linguiste de 58 ans ayant dédié une grande partie de sa vie à défendre les droits et les cultures des peuples originaires.

Avec une coalition de droite affaiblie qui n’a obtenu que 38 des 155 sièges et une présence inattendue de constituants indépendants majoritairement progressistes, l’Assemblée endosse la mission de refonder un pays plongé dans une profonde crise sociale et institutionnelle. Elisa Locón symbolise cette révolution pacifique. Dans sa famille, l’engagement politique s’est transmis de génération en génération et a connu toutes les étapes de l’histoire chilienne. Son arrière-grand-père, surnommé Loncomil, a fait partie des militants qui ont lutté contre l’occupation militaire chilienne entre 1861 et 1863 quand les terres mapuches ont été mises sous tutelle de l’État. Son grand-père a été emprisonné pendant la dictature d’Augusto Pinochet pour s’être battu à la fin des années 1960 pour la récupération de leurs terres ancestrales. Elisa a poursuivi le combat de ses ancêtres en prenant la voie universitaire et démocratique. Aujourd’hui multidiplômée – docteure en linguistique, en sciences humaines et en littérature –, elle fait partie de ces enfants qui devaient marcher des kilomètres pour aller à l’école où elle était discriminée pour sa couleur de peau et sa façon de vivre dans sa communauté. Née en 1963 dans l’Araucania – territoire des Mapuches au sud du Chili –, Elisa a tracé son chemin dans un système d’éducation ségrégatif, discriminatoire et privée. C’est cette société inégalitaire et néolibérale ayant privatisé tous les secteurs – l’éducation, la santé ou l’eau – que la majorité des membres de l’Assemblée comptent bien laisser derrière eux en écrivant une nouvelle Constitution qui reconnaît tous ses peuples et protège ses terres ainsi que ses eaux.

(1) La machi est la plus haute autorité des peuples originaires Mapuche. On lui confère le pouvoir d’invoquer les forces de la nature et son rôle est de soigner les corps et les âmes de la communauté.

Monde
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