Alexis Baudelin, robe noire comme étendard

Cet ancien avocat d’affaires est de toutes les manifestations en faveur des libertés, son drapeau anarchiste au vent, ce qui fait de lui une cible de la répression policière, mais aussi un os dur !

Nadia Sweeny  • 25 août 2021
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Alexis Baudelin, robe noire comme étendard
Le drapeau d’Alexis Baudelin flottant sur Paris le 24 juillet dernier.
© Nadia Sweeny

O n veut juste le drapeau », gueule un policier de la Brav-M (1) en arrachant l’étendard noir des mains de Me Alexis Baudelin. En ce 14 juillet, dans les rues parisiennes bousculées par la première mobilisation contre le passe sanitaire, la silhouette fine de l’avocat se crispe. Des dizaines de manifestants se déploient hors du tracé officiel de la manif. À peine le ciel se remet-il des stigmates tricolores du défilé que l’air est déjà chargé de gaz lacrymogènes. Le cou enroulé dans un keffieh qui cache à peine la caméra GoPro accrochée à son épaule, l’avocat proteste vivement contre les policiers : « Je veux récupérer mon drapeau : c’est du vol ! clame-t-il. Ce n’est pas la première fois que vous me faites ce coup-là : pourquoi il vous dérange, ce drapeau ? » Les voltigeurs, casques de moto vissés sur la tête, s’élancent : Alexis Baudelin est interpellé pour « participation à un groupement en vue de commettre des violences » et « organisation d’une manifestation sans déclaration préalable ».

Dix-huit heures de garde à vue plus tard, le trentenaire est libéré, avec son drapeau et sans poursuites : les accusations étaient infondées. « Son dossier a quand même été transmis au parquet pour évaluation »,s’étouffe Me Martin Méchin. L’avocat d’Alexis dénonce un système répressif abusif. Alors que moult vidéos tournent déjà sur les réseaux sociaux démontrant qu’Alexis n’a rien fait, « l’officier de police judiciaire qui le reçoit à 21 h 30 aurait pu dire “on laisse tomber”, mais non, il transmet au parquet, qui lui aussi joue le jeu des policiers pour faire traîner ». La méthode ressemble fortement à une punition.

Au parquet de Paris, on plaide la difficulté de constituer l’infraction de participation à un groupement en vue de commettre des violences,car elle intervient avant l’action. En prévention. Ce qui donne aux policiers une grande liberté d’interprétation, pour ne pas dire un risque accru d’arbitraire. « Si vous venez avec des boules de pétanque, on imagine bien que ce n’est pas pour pêcher »,nous dit-on.Certes. Mais rien de ce genre n’a été retrouvé sur l’avocat. Il n’avait que son étendard.

Plus étrange encore : le parquet prétend n’avoir jamais entendu parler du fameux drapeau, pourtant censé constituer le second délit motivant l’arrestation. Dans la vidéo filmée par l’avocat, on entend le policier clairement expliquer : « Le fait que vous ayez un drapeau vous identifie comme organisateur d’une manifestation non déclarée. » Or, d’après le parquet, la présence du drapeau ne figure même pas dans la procédure, qui semble en réalité complètement bidonnée. Si l’objectif de ces manœuvres est purement dissuasif, c’est raté : Alexis Baudelin est de tous les cortèges.

Du CAC 40 aux gilets jaunes

L’avocat n’avait pourtant pas initialement emprunté le chemin d’une carrière militante radicale. Né à Paris et grandi à Malakoff (92), le jeune juriste de sensibilité socialiste s’oriente d’abord vers le lucratif droit des affaires. Il démarre sa carrière à la direction générale de la concurrence de l’Union européenne (UE), où il vit ses premières désillusions.  « Il n’y a rien de social dans l’UE, constate-t-il. C’est un laboratoire du néolibéralisme qui dépossède nos États pour nous imposer sa vision. Toutes les aides financières sont conditionnées par des restrictions budgétaires énormes. Résultat : on réduit les dépenses publiques et on privatise. »

En 2016, Me Baudelin intègre un grand cabinet d’affaires anglo-saxon. Son travail : défendre des multinationales qui ont maille à partir avec les autorités de la concurrence et les conseiller dans leurs fusions–acquisitions. « J’aidais des firmes qui financent des industries polluantes en Afrique et en Asie. » Au même moment, l’exercice du pouvoir par François Hollande claque comme une gifle : « Je réalise que non seulement l’alternance politique ne change rien, mais qu’en plus, à la moindre difficulté, l’autoritarisme peut émerger même d’un pouvoir de gauche. À partir de là, je suis devenu plus radical. » La réforme des retraites annonce son décrochage. « Là, il a clairement affirmé vouloir descendre dans la rue alors qu’il avait toujours été très discret sur ses positions politiques », se souvient un ancien confrère du milieu des affaires. Il garde d’ailleurs un bon souvenir d’Alexis Baudelin : « Un très bon avocat, atypique, original, et qui, déjà, ne se laissait pas intimider par les enquêteurs de l’autorité de la concurrence. Il sait tenir tête, droit dans ses bottes et sans agressivité aucune. »

Chauffé à blanc par les conséquences désastreuses que promet la réforme phare d’Emmanuel Macron, Alexis Baudelin s’engage dans la Black Robe Brigade, un nouveau collectif informel d’avocats, aux méthodes nouvelles. Défense massive, opérations coup de com, etc. Les robes noires sortent de leur réserve et s’affichent en véritables combattant·es des libertés. Dans les manifs, Me Baudelin porte haut leur drapeau noir flanqué d’un Jolly Roger au rabat blanc orné de l’inscription « Black Robe Brigade »et de son diminutif : « BRB » – clin d’œil ironique à la brigade de répression du banditisme.

C’est un jour de novembre 2019 que le bras de fer avec les autorités commence, alors que la mobilisation contre la réforme des retraites est à son apogée : « La police me contrôle à la sortie de la manif et me confisque mon drapeau, nous raconte l’avocat_. J’écris au procureur et je crie au scandale : c’est du vol ! »_ La préfecture, gênée par l’éventualité d’une confrontation avec un collectif de « baveux », finit par appeler le commissariat. Alexis Baudelin récupère le drapeau. Le trublion flaire alors le malaise des autorités et s’engouffre dans la brèche. Désormais, l’avocat est de toutes les manifestations en défense des libertés pour faire flotter le -drapeau noir, symbole de l’anarchie et des libertés attaquées. Et les raisons de descendre dans la rue ne manquent pas.

Le 12 décembre 2020, lors d’une manifestation à Paris contre la loi de « sécurité globale », l’avocat est embarqué par la -Brav-M, qui cherche encore à se saisir de son drapeau. Dans le panier à salade, « les policiers ne savaient pas quoi faire de moi. Ils m’ont gardé cinq heures, sans mise en garde à vue : c’est complètement illégal »,s’indigne-t-il alors en annonçant déposer plainte contre le préfet Lallement pour arrestation abusive, aux côtés d’une trentaine d’autres personnes. « Le procureur a même appelé les policiers pour leur demander la couleur de mon drapeau ! »

Pour l’avocat, cette affaire ressemble à celle d’une femme gilet jaune accusée d’utiliser son parapluie arc-en-ciel comme un signal de constitution d’un black bloc dans une manifestation. « La police m’a institué chef des “black blocs” : c’est un pur fantasme, en plus de traduire la complète ignorance de la police à propos de la signification de ce drapeau ! » s’agace-t-il. « Les anarchistes n’ont pas de chef, ni de porte-parole, explique Édouard Jourdain, politologue spécialiste de la pensée libertaire. En revanche, ils ont des figures. » Comme celle de Louise Michel, institutrice et écrivaine, à l’origine de la symbolique du drapeau noir. « Au début des années 1880, elle aurait découpé un de ses jupons noirs pour le brandir en marque de deuil après la Semaine sanglante à Paris (2)_. Depuis, le drapeau noir représente la révolte et la rébellion contre l’ordre étatique. »_

Un symbole qui fait écho au gilet jaune du mouvement auquel il a donné son nom. Édouard Jourdain pense en effet qu’« il y a sans aucun doute un ethos anarchiste chez les gilets jaunes, notamment dans leur refus de nommer des représentants et dans leur volonté de préserver l’autonomie du mouvement ».

Table rase

Quand nous retrouvons Alexis Baudelin et son drapeau noir ce 24 juillet, cela fait déjà trois mois qu’il a quitté son cabinet d’affaires. « Je défendais le CAC 40 la semaine et je manifestais avec les gilets jaunes le week-end : la dissonance cognitive était trop importante. Maintenant, je m’oriente vers le droit pénal : c’est le plus utile. Le système est très difficile à changer par petites touches, car il est construit de manière à être verrouillé. Je crois qu’il faut faire table rase, mais avec une idée très précise de ce qu’on veut après ».Me Baudelin défend désormais des militants d’Extinction Rebellion ou d’Alternatiba. Il est l’avocat d’une partie du groupe entré par effraction sur le tarmac de l’aéroport Charles-de-Gaulle pour protester contre la construction d’un quatrième terminal et dont le procès aura lieu le 7 octobre. Il a aussi plaidé pour l’un des deux militants arrêtés à la suite de l’occupation des locaux de BlackRock, la société américaine de gestion d’actifs. Son argument phare : l’état de nécessité. « C’est une notion juridique qui permet de justifier une infraction dès lors qu’elle est commise pour en empêcher une plus grande », explique Jean-Jacques Gandini, avocat honoraire et militant anarchiste, ravi qu’une nouvelle génération de robes noires s’investisse dans le combat.

« Les avocats étaient plutôt conservateurs, attachés à la liberté d’entreprendre et à celle de leur portefeuille… Mais aujourd’hui, il y a un changement d’éthique. Beaucoup font désormais passer leurs idées avant leur carrière et mettent en accord leur pratique », se réjouit ce membre de l’Observatoire des libertés publiques et des pratiques policières. Pour lui, le droit est un lieu privilégié du rapport de force social dont l’avocat est une pièce -maîtresse. « Certains anarchistes voient le droit comme une structure bourgeoise, mais nous sommes de plus en plus nombreux à le considérer comme un instrument qui peut servir à inverser le rapport de force et permettre aux exclus de devenir maîtres de leur destin. Ce concept d’inverser les choses par le droit est récent en France »,constate Me Gandini, qui précise que « les anarchistes prônent en réalité l’application réelle de la liberté et de l’égalité », loin de la caricature violente et chaotique que le pouvoir en fait. Il cite volontiers Élisée Reclus (3) : « L’anarchie est la plus haute expression de l’ordre » – « au sens de l’harmonie entre les êtres », ajoute-t-il. Alexis Baudelin porte aussi ce rêve : « J’ai envie de croire à la justice sociale, à l’entraide, à un avenir écologique. Nous avons besoin d’une utopie. » Et de puissants plaidoyers…

(1) Brigade de répression de l’action violente motorisée.

(2) Répression contre les communards de Paris, du 21 au 28 mai 1871, qui a fait 20 000 morts.

(3) Géographe anarchiste de la seconde moitié du XIXe siècle.

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