Carmen Maria Machado : Fragments d’un discours violent

Pour aborder la maltraitance que lui a fait subir une ex-compagne, l’autrice américaine Carmen Maria Machado emprunte à des genres variés.

Anaïs Heluin  • 25 août 2021 abonné·es
Carmen Maria Machado : Fragments d’un discours violent
© Tom Storm

Pour pénétrer Dans la maison rêvée de Carmen Maria Machado, plusieurs seuils sont à franchir. Avant d’entrer dans le vif de son récit autobiographique – elle le présente d’emblée comme tel –, l’autrice américaine, célèbre dans son pays pour ses nouvelles centrées sur les questions du corps féminin, multiplie les exergues. Comme pour s’armer de courage et nous préparer par la même occasion aux labyrinthes de la demeure éponyme, elle commence par citer la sculptrice Louise Bourgeois (1911-2010), pour qui « la mémoire est une architecture en soi». Chacune sur une page entière, les phrases de l’écrivaine et anthropologue afro-américaine Zora Neale Hurston (1891-1960), du dramaturge Patrick Hamilton (1904-1962) puis de la poétesse grecque Sappho (VII-VIe siècle avant J.-C.) sont les premières marches d’un texte qui en contient un nombre considérable, de tailles et d’allures diverses.

Dans un autre de ses préambules, Carmen Maria Machado formule sa grande solitude dans « la maison rêvée ». En abordant à travers une expérience personnelle le débat sur les violences conjugales au sein des communautés gays, l’autrice éprouve la rareté des textes sur le sujet. Et, en posant ce constat à l’aide d’idées et de concepts empruntés à d’autres – la « violence de l’archive » évoquée par l’écrivaine et universitaire afro-américaine Saidiya Hartman, ou encore l’histoire de l’expérience queer telle que l’analyse le chercheur américain José Esteban Muñoz –, elle place son texte à la lisière de l’essai. Elle n’entrera jamais pleinement dans cette contrée, mais elle y revient régulièrement pour préciser sa pensée. Pour consolider son ancrage dans les écritures féminines en général, lesbiennes en particulier.

Son histoire avec une fille « petite, pâle, svelte et androgyne, avec des cheveux blonds et fins», qui de passionnée devient maltraitante, échappe à tous les schémas littéraires existants. Prenant acte du manque d’œuvres consacrées à son sujet, l’autrice développe une forme très singulière qui lui permet de briser bien des silences. Tous précédés d’un titre qui commence par « La Maison rêvée à la manière de », ses chapitres plus ou moins courts adoptent successivement plusieurs codes littéraires : ceux du conte, du gothique américain, du road trip, des « aventures dont on est le héros »…

Ludique autant qu’exigeante, cette traversée des esthétiques ne se fait à aucun moment au détriment de l’autobiographie. D’un fragment à l’autre, Carmen Maria Machado fait resurgir avec précision les souvenirs d’une escalade de la violence dans un rapport amoureux, ou prétendu tel.

En choisissant, pour affronter cette épreuve de mémoire, la deuxième plutôt que la première personne du singulier, l’autrice prend avec son passé une distance qui permet à chacun de se trouver une place dans la « maison rêvée ». À force d’embrasser dans un même mouvement un maximum de directions narratives, Carmen Maria Machado reprend de l’énergie et invite le lecteur à faire de même. De la maison rêvée, elle tente ainsi avec succès d’aller vers une maison de rêve.

Dans la maison rêvée, Carmen Maria Machado, Christian Bourgois éditeur, 377 pages, 22,50 euros.

Littérature
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