Brésil, auscultation d’une crise identitaire

Dans un essai percutant, Eliane Brum analyse les causes du marasme d’un pays passé en vingt ans de Lula à Bolsonaro.

Patrick Piro  • 29 septembre 2021 abonné·es
Brésil, auscultation d’une crise identitaire
Des ballons représentant Lula et Bolsonaro lors d’une manifestation à Sao Paulo, nle 12 septembre 2021.
© Ettore Chiereguini/AGIF/AFP

Celles et ceux qui s’interrogent encore sur les ressorts de la stupéfiante arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro en 2018 dévoreront ce remarquable essai, dont la lecture, aisée même pour les néophytes de la chose brésilienne, est rehaussée par le travail d’édition très soigné de la jeune maison Anacaona.

Aucun·e analyste n’avait prévu un tel cataclysme – un président d’extrême droite, chassé de l’armée pour insubordination, homophobe, raciste, misogyne, ennemi des peuples autochtones, etc. Et pas plus la journaliste Eliane Brum. Hantée par ce « pourquoi ? », elle s’est mise en quête de réponses. Distinguée par plus de quarante prix au Brésil pour la qualité de son travail, elle est dotée d’un sens de l’observation, d’une sensibilité et d’une honnêteté intellectuelle rares. Scrutatrice têtue des faits, elle sait y lire, même quand ils sont ténus, des significations profondes. Son essai Brésil, le bâtisseur de ruines de Lula à Bolsonaro s’appuie sur la relation d’événements petits et grands, que l’autrice décortique pour leur faire rendre toute leur moelle : comment le Brésil a-t-il pu passer en deux décennies de l’euphorie (apparente) de l’élection de Lula, ouvrier métallo, fils d’une famille nombreuse pauvre du Nordeste, à la prise de pouvoir de Bolsonaro ? Du progrès social le plus spectaculaire à la plus profonde régression morale ?

Eliane Brum isole la centralité de la question du mythe du « peuple brésilien ». Allégresse, cordialité, démocratie multiraciale, etc. : cette construction historique que célébrait Lula (2003-2011) a explosé au visage du pays dans les années 2010, quand se sont exacerbées les monstrueuses occultations qui le fondent. Celles d’une société profondément inégalitaire, imprégnée d’un racisme et d’un colonialisme hérités d’une époque non digérée remontant à l’avant-démocratie, dictature comprise, et qui font du Brésil l’un des pays les plus violents au monde envers les Autochtones et les Noir·es, capable de piétiner ses lois pour imposer l’obscénité du méga-barrage amazonien de Belo Monte. Aussi le comblement du fossé social, même partiel, a-t-il été vécu comme une perte de privilèges par les classes aisées. Et leur rancœur s’est déployée à mesure que le Parti des travailleurs de Lula trahissait ses engagements de gauche. Destitution abasourdissante de Dilma Rousseff (portée par Lula à sa succession), dérive des institutions, avènement de « l’autovérité » (encore plus outrancière que la post-vérité façon Trump), ascension d’Églises évangélistes réactionnaires et de politiciens de droite corrompus, indécents ou grotesques, dont Bolsonaro : cette tourmente fangeuse, avance l’autrice, c’est l’abcès crevé des maux historiques occultés. Alors que la catharsis est en cours, elle invite à comprendre qu’il faudra refonder le Brésil pour en détruire le mythe mortifère, qui survivra à Bolsonaro.

Brésil, le bâtisseur de ruines de Lula à Bolsonaro Eliane Brum, traduit du portugais (Brésil) par Ana Maria Haddad Zavadinack et Paula Anacaona, éd. Anacaona, 308 pages, 19 euros.

Idées
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