Chez Bergams, on refuse de travailler plus pour gagner moins

Depuis un mois, la production de l’usine Bergams, à Grigny, est à l’arrêt. Les grévistes réclament la fin d’un accord mis en place suite à la crise sanitaire. Mais se heurtent au refus de la direction.

Daphné Deschamps  et  Maxime Sirvins  • 13 octobre 2021 abonné·es
Chez Bergams, on refuse de travailler plus pour gagner moins
Le piquet de grève constitué de palettes bloque les camions. L’entreprise, qui avait porté plainte pour blocage, vient d’être déboutée.
© Maxime Reynié

Sur un petit parking, à quinze minutes de la gare RER de Grigny-Centre, devant des grilles en métal délabrées, derrière un immeuble en construction, on tombe sur un piquet de grève, à peine signalé par une banderole en bord de route. Là, depuis presque un mois, quelle que soit la météo, les salarié·es de l’usine Bergams tiennent le pavé – ou plutôt le béton – de jour comme de nuit. Sous un petit barnum bardé de stickers, deux tables, avec des provisions rudimentaires. Tout autour, des palettes barrent l’entrée de l’usine aux camions, « mais pas aux voitures, sinon ça serait un blocage », précisent des grévistes. Ce matin du jeudi 7 octobre, la quarantaine de salarié·es qui tient le piquet attend fébrilement une décision du juge des référés, qui pourrait signer la fin de leur grève : la légalité ou non de leur bric-à-brac de bois et de métal où sont plantés des drapeaux syndicaux. « Si on doit retirer les palettes, les camions peuvent revenir, et Bergams appellera des intérimaires pour nous remplacer. Et on se retrouverait à faire grève dans le vide, parce que la production reprendra, avec ou sans nous », explique Sofiane. Il est employé par Bergams depuis sept ans, à la production.

L’usine de Grigny appartient au géant Norac (Daunat, La Boulangère, Sud’n’Sol, etc.), 25e groupe agroalimentaire français. Elle est à l’arrêt complet depuis le 13 septembre, avec plus de 98 % de grévistes sur la chaîne de production, selon les syndicats. Elle emploie des personnes d’une cinquantaine de nationalités, dont 80 % de femmes, pour fournir en sandwichs et autres salades « ultra-fraîches » des entreprises comme Air France, Monoprix, ou encore Starbucks. Le travail se fait à la chaîne, dans une usine réfrigérée, avec une cadence « infernale », selon les salariés. En septembre 2020, suite à la crise sanitaire, la direction de l’usine convainc les salarié·es de signer par référendum (en application depuis janvier 2021), un accord de performance collective (APC), qui sabre les salaires, tout en augmentant drastiquement les heures de travail, sous la menace d’une fermeture pure et simple de l’usine, à cause de difficultés financières liées au covid.

Cette disposition introduite par les ordonnances Pénicaud-Macron de 2017 permet à un employeur de modifier le cœur du contrat de travail (salaire, horaires, mobilité), sans avoir à garantir un retour à la normale ou la préservation des emplois. Le refus du salarié est synonyme de licenciement. Ces accords dits « offensifs » ont d’abord été timidement déployés, car ils nécessitent un vote des salarié·es ou la signature des syndicats majoritaires (1). Mais la pandémie a offert aux employeurs une arme de choix : le chantage à l’emploi.

Pour convaincre les ouvrier·es, la direction de Bergams a ainsi brandi la menace d’une fermeture de l’usine et de pertes d’emploi : « Moi je suis célibataire, mais il y en a qui ont des familles, des enfants, un crédit, tout ça… Évidemment, ils ont signé », raconte Mehdi, qui travaille au service logistique. « Et puis ils ont fait venir des traducteurs qui ont mal traduit, pour faire encore plus peur », renchérit Antoine. Dans cette entreprise, beaucoup d’employé·es parlent très peu français. Pour certains, l’APC aurait été facilitée par des traductions trompeuses, qui auraient joué en faveur de la direction.

Il faut dire que cet APC n’a absolument rien de collectif, puisqu’il n’est favorable qu’à l’entreprise. Norac a touché de nombreuses aides suite à la pandémie, et la société se porte aujourd’hui plus que bien : son patron, Bruno Caron, est même dans les 500 plus grandes fortunes de France… Une réussite qui ne ruisselle pas jusqu’aux ouvrier·es de Bergams. Les salarié·es expliquent avoir subi, depuis la mise en place de l’APC, des pertes de salaires allant jusqu’à 500 euros par mois, soit un quart de leur salaire brut. La baisse de salaire affecte tout le monde, qu’on ait six mois d’expérience ou vingt ans : l’APC a changé les contrats, et les fiches de poste. Ainsi les vingt ans passés par Marie chez Bergams comptent désormais pour zéro. Avec la perte de son ancienneté, elle se retrouve sur la même grille de salaire que quelqu’un qui vient d’être embauché… Grille qui, elle-même, a été abaissée avec la mise en place de cet accord. Cumulées sur un an, ces baisses de salaires peuvent atteindre 6 000 euros. Il devient alors, pour nombre des salarié·es, très difficile de finir le mois, et encore plus de pouvoir profiter de simples plaisirs comme une sortie en famille.

L’entreprise en a aussi profité pour augmenter le temps de travail et la cadence de production. Au lieu des 35 heures habituelles, la plupart des ouvrier·es travaillent maintenant entre 40 et 42 heures par semaine. « Au final, on travaille plus, pour gagner moins », résume Fatima d’un air désabusé. Cette déléguée syndicale, encartée à Sud Industries Solidaires, est dans l’entreprise depuis vingt-cinq ans. Elle était là quand l’usine s’appelait Sofrapain, ou le Kiosque à sandwiches. Elle a aussi vécu le déménagement depuis l’ancienne usine, à Montargis. « J’ai passé toute ma vie dans cette entreprise, je n’ai jamais été dans le rouge ou fini le mois à 0 euro. Mais là, ça fait six mois que je reçois des lettres de ma banque à la fin du mois, parce que je suis à découvert »

Un autre point de crispation a mené certain·es ouvrier·es à la première grève de leur vie : le paiement des heures supplémentaires non plus à la fin du mois, mais à la fin de l’année. Cette simplification de comptabilité pour l’entreprise empêche les salarié·es de pouvoir gérer plus facilement leurs fins de mois. Pour Arya, Mira, Neela et Kali*, d’origine indienne, qui parlent à peine français, c’était la goutte de trop. « Si on me paye mes heures supplémentaires à la fin du mois, c’est bon pour moi. À la fin de l’année, je ne suis pas d’accord », explique l’une d’entre elles. « Et je veux pouvoir choisir quand je travaille plus que 35 heures. Je n’ai même plus le temps d’élever mes enfants, avec ces horaires fous. » Il faut dire que la plupart n’habitent pas la porte à côté. Sofiane vient de Montreuil, il fait 80 kilomètres de route tous les jours pour venir travailler. Mira, elle, prend les transports en commun : deux heures à l’aller, et deux heures au retour. Un temps de transport combiné à des journées de travail de 10 heures, parfois en horaires décalés : le rythme est impossible à tenir. « Ce n’est pas juste, on a une famille, on a des responsabilités, on est des humains. On veut simplement avoir une vie de famille », explique Fatima.

L’entreprise communique sur sa volonté de développer « le snacking humanisant ». Mais dans les couloirs de l’usine en grève, sur les vitres des bureaux de la direction, une quinzaine de feuilles A4 griffonnées au surligneur fluo adressent des messages aux grévistes. « Quand on n’aime pas son travail on s’en va », « Pôle Emploi vous attend », « GRÈVE = CHÔMAGE » et bien d’autres. Pour les grévistes, ces messages sont du chantage et cherchent à intimider celles et ceux qui participent à leur première grève. « Ils en ont enlevé la première fois que des journalistes sont venus. Avant, il y avait un mot avec écrit “Pensez à vos enfants, pensez à votre loyer à la fin du mois” », raconte Fatima. « La majorité des ouvriers sont africains, maghrébins, tunisiens, chinois, etc. C’est des populations immigrées, avec des familles à faire vivre, qui n’ont pas l’habitude de tenir tête aux responsables, pour survivre. » Selon elle, la direction en a parfaitement conscience et en joue. Mais les grévistes ne se laissent pas abattre, et continuent même pour certains à sourire à leurs cadres quand ils passent devant les fenêtres obstruées pour se rendre dans l’usine.

Sur le piquet de grève devant l’entrée, toute la journée, l’ambiance était bon enfant, mais tout de même tendue. Sous le soleil radieux, une enceinte diffuse du reggaeton, du rap ou du raï, pendant que tout le monde discute, partage des sandwichs, « bien meilleurs que ceux qu’on fait à l’usine ! », précise Anita, qui en distribue à tour de bras. Et puis, vers 15 heures, enfin, la nouvelle tant attendue tombe, alors que des élus du conseil régional viennent d’arriver sur le piquet : l’entreprise, qui avait attaqué 11 grévistes pour le blocage de l’usine, vient d’être déboutée. La grève va pouvoir continuer. « C’était pour nous faire peur ! », exulte Fatima. « Ils ont attaqué les syndicats au tribunal pour faire casser la grève. Mais on est là pour dire ce qu’on veut, pour gagner nos vies, et pour gagner notre lutte ! » Applaudissements, cris de joie, danses et chants : pour les employé·es de Bergams, la grève, seul moyen à leurs yeux d’obtenir le retrait de l’APC, est reconduite chaque matin et vient d’atteindre un chiffre symbolique : déjà un mois. Les ouvrier·es étaient reçu·es ce mardi en préfecture pour tenter d’arracher un appui institutionnel.

Du côté de Bergams, un communiqué de presse fait état des pertes financières causées par la grève. L’entreprise annonce aussi vouloir reprendre le processus de médiation avec les syndicats uniquement si le blocage est levé par une « minorité de grévistes ». Dans son communiqué, Bergams ne s’exprime à aucun moment sur les revendications de ses employé·es.

*Les prénoms ont été changés.

(1) 350 APC ont été recensés par la ministre du Travail entre septembre 2017 et septembre 2019, selon les bilans partiels (les APC ne sont pas soumis à l’obligation de publicité, contrairement aux accords précédents de maintien dans l’emploi).

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