« Il existe un lien intime entre antisémitisme et islamophobie »

Reza Zia-Ebrahimi souligne l’analogie conceptuelle entre les racialisations du juif et du musulman depuis le Moyen Âge en Occident. Il dénonce la concurrence victimaire et un racisme devenu majoritaire.

Olivier Doubre  • 13 octobre 2021 abonné·es
« Il existe un lien intime entre antisémitisme et islamophobie »
Une exposition d’affiches antisémites datant de la Seconde Guerre mondiale, le 16 mai 2020 à Cracovie, en Pologne.
© Artur Widak / NurPhoto / NurPhoto via AFP

Historien d’origine iranienne, parfaitement francophone après des études en Suisse romande, Reza Zia-Ebrahimi est aussi un fin observateur des débats hexagonaux sur le sujet central de ses travaux : le racisme. En montrant de façon rigoureuse la « réalité » de l’islamophobie, mais surtout la similarité (presque « intime ») et la concomitance historique avec la construction sociale de l’antisémitisme, il est souvent devenu la cible, en tant qu’adversaire déterminé (mais aussi redoutable par la rigueur de ses travaux), aussi bien de l’extrême droite que des « thuriféraires de la concurrence victimaire ». Non sans souligner que « les sentiments islamophobes prédisposent à l’antisémitisme, et vice versa »

Il y a eu des menaces contre vous, notamment lors d’une conférence à Harvard (États-Unis), et cette université a décidé de faire protéger votre allocution par un garde armé. Pourquoi ? Comment l’expliquer ?

Reza Zia-Ebrahimi : L’idéologie dominante aujourd’hui opère une inversion de la réalité. Le problème ne serait plus le racisme mais le « wokisme », non plus l’inégalité entre les sexes mais le féminisme. Et ainsi de suite… Émettre des points de vue grossièrement racistes n’est plus condamnable, mais au contraire un signe de courage « décomplexé », voire un fait d’armes. Dans le monde occidental, je crains que les défenses que nous avions acquises au lendemain de la Seconde Guerre mondiale contre les formes les plus explicites d’altérisation dans l’espace public soient aujourd’hui passées aux oubliettes de l’histoire. Par conséquent, l’idéologie dominante voit chez les gens comme moi, qui avancent dans leurs travaux un regard plus nuancé sur les musulmans et d’autres groupes racisés, des hérauts d’un « islamo-gauchisme » qui soutiendraient le « jihadisme » et le « séparatisme », et qui contribueraient à l’« islamisation » de l’Europe, voire à la « fin de la civilisation occidentale ».

Certains de mes confrères français travaillant sur l’islamophobie doivent aujourd’hui s’exiler pour échapper à l’ostracisme qui les vise à l’université. Mon collègue de Salzbourg Farid Hafez a été accusé par un tribunal autrichien de tenter de « détruire Israël » et de précipiter un « califat mondial ». Nous vivons un délire collectif que même Orwell n’avait pas réussi à prédire. Et ce discours délirant est dominant en France, car il est produit et reproduit en boucle par une partie considérable de vos élites intellectuelles et politiques.

Dans cette hystérie généralisée, il ne faut pas s’étonner qu’une frange extrémiste prenne les choses en main. Anders Behring Breivik a assassiné 77 personnes à Oslo et à Utoya en 2011 pour montrer son opposition au « marxisme culturel », au féminisme et surtout à l’« islamisation de l’Europe » par les « gauchistes ». On l’a évidemment condamné et représenté comme un forcené, mais il faut bien constater que son idéologie fait partie intégrante du paysage mainstream. Quant à moi, le fait que je donne une conférence sur l’antisémitisme et l’islamophobie à l’université de Harvard en 2017 m’a valu d’être accusé d’être un dangereux jihadiste qui banaliserait la Shoah. L’université a reçu des messages menaçants et décidé que mon intervention devait avoir lieu sous protection armée.

Je crains que les défenses que nous avions acquises à la suite de la Seconde Guerre mondiale soient aujourd’hui passées aux oubliettes de l’histoire.

Aussi extrémistes que soient les auteurs de ces menaces, leur discours ne tranche pas sensiblement avec les rengaines du Parti républicain, au pouvoir à cette époque. Rien de tout cela n’est vraiment étonnant dans les circonstances actuelles, mais notez que mes consœurs, confrères et moi-même sommes collectivement accusés de former une « pensée unique » qui contrôlerait l’opinion publique et censurerait les honnêtes gens inquiets de l’avenir de la civilisation. Ironiquement, ces accusations sont communément le fait de journalistes et d’essayistes qui ont droit à infiniment plus d’heures d’antenne, dont les livres sont des best-sellers, et qui sont également courtisés par les politiciens. Justement, une véritable inversion de la réalité…

Vous montrez que l’islamophobie fonctionne selon un mode quasi similaire à celui de l’antisémitisme. Pourquoi ce parallèle est-il, selon vous, encore « plus difficile à admettre que l’existence de l’islamophobie elle-même » ?

L’histoire croisée que je tente d’analyser dans mes travaux bouscule des dogmes sociaux qui sont très bien entretenus. Le premier, universellement accepté en France, est que l’islamophobie n’existe pas, qu’il s’agirait d’un complot islamiste pour « réduire au silence la critique légitime de l’islam ». Je ne m’étends pas sur l’argumentaire que vos lecteurs doivent avoir entendu x fois dans les médias et les discours officiels français. Cet argumentaire se fonde – disons les choses clairement – sur un petit nombre de sophismes qui confinent à l’illogique et que l’on peut déconstruire très aisément (1).

Si l’on a pu faire l’autruche auparavant par insensibilité (ou racisme), aujourd’hui, après les massacres d’Utoya et surtout de Christchurch, c’est bien une injure à la mémoire des victimes et à l’intelligence des survivants que de prétendre que l’islamophobie n’existe pas. On n’a même pas besoin, pour faire ce constat, d’éplucher les rapports scientifiques et quantitatifs, nombreux et volumineux aujourd’hui, ni de connaître le jargon des spécialistes ou les méthodes des études sur le racisme : l’évidence saute aux yeux.

Le deuxième dogme suggère que l’antisémitisme serait la seule forme de racisme méritant d’être évoquée, étudiée et combattue. Toute autre forme de racisme doit être minimisée – pour ne pas banaliser la Shoah. C’est une position fort problématique, qui a été justement critiquée par de nombreux intellectuels qui étudient l’antisémitisme dans une perspective plus englobante. Jean-Michel Chaumont la désigne par le terme « concurrence des victimes ». La présomption est que les ressources de la société en empathie pour les victimes de racisme sont limitées, comme si l’empathie était une denrée rare. Il s’agirait donc de la préserver pour une population, quitte à minimiser, voire à rejeter, le statut de victimes de racisme pour d’autres groupes. Par exemple, en niant l’existence de l’islamophobie. Précisons que ce n’est pas un phénomène ethniquement situé : il y a des juifs et des non-juifs qui souscrivent à cette approche, et il y a des juifs et des non-juifs qui reconnaissent et analysent l’islamophobie, et qui sont préoccupés par elle. Mais, pour résumer le deuxième dogme, il s’agirait d’un crime effroyable que de placer l’antisémitisme et cette invention des islamo-gauchistes que serait l’islamophobie dans la même phrase. Vous imaginez bien que la question palestinienne joue un rôle déterminant dans cette concurrence victimaire entre antisémitisme et islamophobie, et c’est bien aussi pour cela que, dans cet espace-là, mon travail peut être considéré comme controversé.

En quoi existe-t-il, selon vous, un « rapport intime » entre antisémitisme et islamophobie ?

Les deux ont des origines communes dans la chrétienté médiévale puisque, pendant des siècles, juifs et « sarrasins » étaient au panthéon des ennemis du Christ et de l’Église. Sans confondre les deux groupes et en tenant compte de contextes différents, on doit néanmoins observer que des pratiques discriminatoires identiques les visent. Cette association culmine dans l’Espagne de la Reconquista, où juifs et musulmans sont – de manière tout à fait identique – soit massacrés, soit convertis sous la menace, soit forcés à l’exil. Dans un processus de purification ethnique et culturelle, qui a duré des siècles, on a éliminé leurs traces jusqu’à interdire, dans le cas des musulmans, les minarets, la langue arabe et même le couscous (ce qui ferait rêver les partis politiques d’aujourd’hui, qui prétendent préserver l’identité civilisationnelle de l’Europe en diabolisant les minorités). Avec cette toile de fond historique, il n’est pas étonnant qu’au XIXe siècle la philologie raciale, dont Ernest Renan fut le plus grand maître, inclue les juifs et les Arabes, et par extension tous les musulmans, au sein de la race dite « sémitique ».

Ces deux populations sont, à des moments historiques différents, perçues comme complotant contre la « civilisation occidentale ».

Mon propos n’est pas de soutenir que l’histoire de l’antisémitisme et celle de l’islamophobie se confondent, mais il y a des croisements qu’il faut arracher à l’amnésie et au déni. Le croisement le plus analytiquement remarquable entre l’antisémitisme et l’islamophobie n’est pas strictement historique, mais plutôt thématique. Dans le contexte de la représentation raciale, les juifs et les musulmans sont deux groupes initialement définis par la religion, qui sont ensuite progressivement racialisés. C’est-à-dire que des qualités psychologiques, comportementales et morales présumées immuables leur ont été attachées (le juif usurier ou le musulman violent, par exemple).

Les racines historiques de cette racialisation religieuse et culturelle se trouvent dans l’Inquisition espagnole, pour qui avoir du sang juif ou musulman crée une présomption de déloyauté et d’hérésie chez les nouveaux chrétiens marranes et morisques. Au XIXe siècle, l’étude philologique de la race sémitique définit les qualités de ces populations de manière déterministe. Par exemple, pour Ernest Renan, les Sémites sont incapables de pensée rationnelle ou de créativité artistique, la civilisation leur étant supposée étrangère tout autant que l’organisation politique. Ces idées forment un socle sur lequel se développeront l’antisémitisme dans l’Europe moderne et l’islamophobie en milieu colonial (en Inde, en Égypte et en Algérie principalement).

Finalement, rappelons que nous avons affaire à deux populations qui sont, à des moments historiques différents, perçues comme complotant contre la « civilisation occidentale ». Dans le cas des juifs, des mythes complotistes soutiennent, dès le début du XIXe siècle, qu’ils agiraient souterrainement pour dominer l’Europe. Les Protocoles des sages de Sion représentent la forme archétypique de ce complotisme. Bien plus tard, au XXIe siècle, des mythes à la structure énonciative similaire prétendent que les musulmans agissent secrètement pour transformer l’Europe en un califat ou régneront le jihad et la charia. Les exemples ne manquent pas, d’Oriana Fallaci à Bat Ye’or, de Philippe de Villiers à Renaud Camus. Les complots des juifs et des musulmans sont différents, mais leur but est identique : la domination de l’Europe et la destruction de la civilisation occidentale.

Dans mes travaux, j’analyse justement ces mythes comme un processus de racialisation. Une racialisation que j’appelle conspiratoire et qui attache des qualités immuables supplémentaires à la figure du juif et à celle du musulman. Ces qualités leur permettent de comploter à l’unisson comme un seul être, et ce inconsciemment. Il y a effectivement de nombreuses citations, chez Adolf Hitler et Renaud Camus notamment, où l’instinct du complot antioccidental est présenté comme une qualité essentielle du juif et du musulman. Pour toutes ces raisons, une étude parallèle de l’antisémitisme et de l’islamophobie s’impose comme une entreprise prometteuse et enrichissante dans les études raciales.

Votre livre « n’est pas une histoire comparée » et vous refusez la « concurrence victimaire ». Est-il en revanche une critique des « thuriféraires de cette concurrence » ? En quoi « préserver le statut de victime, telle une denrée limitée », entretient ce que vous appelez le « système global du racisme » ?

Je rejette en bloc la concurrence victimaire, qui, pour moi, au même titre que le déni, est l’un des instruments qui maintiennent en place les régimes de pouvoir et de domination fondés sur la race. L’un de mes principaux arguments est que toute forme raciale d’altérisation, que ce soit l’antisémitisme, l’islamophobie ou le racisme de couleur, est le produit d’un système de croyances. Selon ce système, l’individu est le produit de sa race et de ses caractéristiques psychologiques, supposées intrinsèques et héréditaires. En outre, ces croyances mènent toujours à une structuration sociale où le groupe majoritaire domine le ou les groupes racialisés minoritaires, politiquement, économiquement et culturellement. C’est la majorité qui représente la minorité, et non l’inverse, car la représentation dérive d’un rapport de pouvoir. Or ce système est un tout cohérent, ce qui explique la corrélation entre ses différentes variétés. Par exemple, selon certaines études, si vous nourrissez une aversion à l’encontre des juifs, vous êtes plus à même d’en éprouver une à l’encontre des musulmans et des Noirs, et ainsi de suite (ce qui souligne les problèmes soulevés par la thèse de la « nouvelle judéophobie », dont je parle dans mon livre).

Des principes politiques aussi dignes d’être défendus que la laïcité ou le républicanisme sont dévoyés dans des campagnes d’ostracisation.

L’antisémitisme et l’islamophobie sont particulièrement corrélés, notamment dans le terrorisme d’extrême droite et les variétés américaines du mythe du « grand remplacement », où les juifs, avec George Soros à leur tête, sont accusés de promouvoir le « multiculturalisme » et d’ouvrir grand les portes de l’Occident à des hordes musulmanes pour assouvir leur soif de pouvoir. Cette imbrication de l’antisémitisme et de l’islamophobie est au cœur de l’idéologie de plusieurs terroristes, notamment Robert Bowers – le tueur de la synagogue de Pittsburgh – ou Stephan Balliet – le terroriste raté qui a pris pour cible la synagogue de Halle en Allemagne et qui, ayant échoué à tuer des juifs, s’est reporté sur un restaurant de kebabs et a assassiné à bout portant un client turc. Dans son cas, la mort d’un Turc musulman l’a consolé de n’avoir pu tuer de juifs…

Dans ce contexte d’imbrication profonde des différentes formes de racisme, protéger une minorité plutôt qu’une autre ne peut être une approche efficace. Elle est même contre-productive car, en ne sapant pas les fondations de l’ensemble du système de pensée raciale, elle le maintient en vie.

Pourquoi, comme vous l’écrivez, la France vous révulse-t-elle parfois par son « isolationnisme » ? Pourquoi les guerres culturelles y ont-elles plus d’« acuité », selon vous ?

Je ne suis pas un spécialiste de la France, je ne fais que lire et observer. Ce que je constate, c’est que le discours médiatique et politique sur les musulmans y est souvent bien plus hargneux qu’ailleurs. Pas un jour ne se passe sans qu’un politicien ou un polémiste hystérique prétende s’arracher les cheveux parce que des Français ont choisi tel ou tel prénom pour leur enfant, décidé de se marier d’une manière ou d’une autre, ou d’adopter telle mode vestimentaire. Pas un jour ne se passe sans qu’un membre des élites françaises – d’ailleurs, dans une vision systématiquement genrée des musulmans – présente le voile de certaines femmes au mieux comme une menace sécuritaire, sinon comme annonçant « la fin » de la civilisation occidentale.

Je remarque également que, dans aucun autre pays dont je sois familier, le monde antiraciste n’est à ce point diabolisé, les chercheurs injuriés, leurs travaux moqués. Une situation similaire existe aux États-Unis, mais il se limite selon moi au Parti républicain, dans un pays toujours profondément divisé sur ces questions. Tandis qu’en France il se dessine une sorte de consensus qui transcende les camps politiques : le complotisme islamophobe n’est plus aujourd’hui le fait d’extrémistes venant des franges de la société, mais contamine le cœur des programmes politiques de certains candidats potentiels à l’élection présidentielle.

Nous autres, qui connaissons la France et l’observons de l’extérieur, ne pouvons qu’être pour le moins étonnés que des principes politiques aussi dignes d’être défendus que la laïcité ou le républicanisme soient ainsi dévoyés et employés dans des campagnes répétées d’ostracisation de groupes minoritaires. Tout cela se déroulant dans l’apathie, voire dans un déni généralisé. Il ne fait aucun doute pour moi qu’en France, de ce fait, l’extrême droite a déjà gagné. Ce n’était pas le triomphe qu’espérait Jean-Marie Le Pen, puisque le Rassemblement national n’a toujours pas pris le contrôle de l’Élysée, mais les idées de l’extrême droite sont quasiment devenues aujourd’hui l’idéologie dominante et risquent bien de le rester pour au moins une génération.

(1) Sur la France, lire son excellent article « The French Origins of “Islamophobia Denial” » (« Les racines françaises du “déni de l’islamophobie” »), dans la revue _Patterns of Prejudice__,_ vol. 54, avril 2020.

Reza Zia-Ebrahimi Enseignant au King’s College de Londres.

Antisémitisme et islamophobie. Une histoire croisée Reza Zia-Ebrahimi, Éditions Amsterdam, coll. « Contreparties », 224 pages, 16 euros.

Idées
Temps de lecture : 15 minutes

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