La famille Fassbinder

Julie Deliquet adapte la série télévisée réalisée par le cinéaste allemand en 1972, Huit heures ne font pas un jour. Avec son esprit de troupe, elle fait honneur à la joie et à l’utopie de cette œuvre unique.

Anaïs Heluin  • 13 octobre 2021 abonné·es
La famille Fassbinder
© Pascal Victor

Les grandes histoires d’amour et les sagas familiales sont pour Julie Deliquet des terreaux fertiles pour faire du théâtre « In Vitro », nom de son collectif fondé en 2009. Cette année-là, elle monte Derniers Remords avant l’oubli de Jean-Luc Lagarce, maître des foyers déchirés et des passions qui finissent mal. Avec la troupe de comédiens qu’elle met alors en place, la metteuse en scène dit l’éclatement des cellules sociales traditionnelles et la création de nouvelles manières d’être ensemble et de penser l’avenir. Dans son triptyque Des années 70 à nos jours, elle poursuit avec son groupe son travail fondé sur l’improvisation, ses expériences collectives basées sur un temps long de répétition. Ce qu’il faut pour que la « fécondation in vitro » qu’elle appelle de ses vœux puisse avoir lieu et se reproduire chaque soir.

Huit heures ne font pas un jour, jusqu’au 17 octobre au Théâtre Gérard-Philipe, CDN de Saint-Denis (93). Également du 5 au 7 janvier 2022 au Domaine d’O à Montpellier (34), le 14 janvier à l’Espace Marcel-Carné de Saint-Michel-sur-Orge (91), du 19 au 23 janvier au Théâtre des Célestins à Lyon (69).
Issue du cinéma, Julie Deliquet revient ensuite à ce premier amour en adaptant au théâtre des films qui lui permettent de faire vivre intensément son collectif : Un conte de Noël d’Arnaud Desplechin, puis Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman, qu’elle crée à la Comédie-Française. Sa nomination en 2020 à la tête du Théâtre Gérard-Philipe (TGP) – Centre dramatique national de Saint-Denis (93) ne freine pas ses ardeurs théâtrales et cinématographiques. Pour l’ouverture de sa première saison effective au TGP, elle fait de son grand plateau le lieu de renaissance de Huit heures ne font pas un jour, série télévisée éponyme réalisée par Rainer Werner Fassbinder, dont cinq épisodes ont été réalisés (sur huit écrits) et diffusés de 1972 à 1973 à une heure de grande écoute.

Avec cette fresque ouvrière, Julie Deliquet place l’utopie au cœur de son théâtre – et la fête. Car, aussi étonnant que cela puisse paraître de la part d’un Fassbinder connu pour sa manière âpre, sans concessions, de filmer l’Allemagne d’après-guerre, cette série donne à voir famille et usine d’outillage – plusieurs protagonistes appartiennent aux deux groupes – sous un angle des plus optimistes. Bien qu’aussi typiques de la classe ouvrière allemande de l’époque que la plupart des personnages de la vaste filmographie du réalisateur de Prenez garde à la sainte putain et des Larmes amères de Petra von Kant, conçus à la même période, les membres de la famille Krüger-Epp et les travailleurs de l’usine sont plus armés que leurs semblables contre les adversités. Loin de les faire ployer, les violences intimes, sociales et politiques qu’ils subissent ne les font pas renoncer aux utopies, aux espoirs souvent présents au début des films de Fassbinder pour mieux faire endurer au spectateur la rudesse et la laideur de la chute.

Comme à son habitude, Julie Deliquet refuse, pour aborder cette fresque humaine, d’utiliser les outils du cinéma. Pas un écran sur son plateau, mais juste le minimum d’objets quotidiens pour évoquer tantôt une maison familiale, tantôt un espace de travail. Les quatorze comédiens du spectacle – des piliers d’In Vitro, de jeunes artistes issus de la promotion 29 de l’École supérieure d’art dramatique de la Comédie de Saint-Étienne et d’autres comédiens avec qui elle collabore pour la première fois – peuvent ainsi passer de façon fluide d’un univers intime à un autre plus collectif.

Effectuées à vue, avec un plaisir évident, ces transitions sont pour beaucoup dans la qualité de présent de cette version théâtrale de Huit heures ne font pas un jour, édité chez Carlotta Films en 2018 mais jamais jusque-là adapté sur les planches. La traduction réalisée par Laurent Muhleisen est elle aussi précieuse : pensée pour le théâtre, elle amène vers nous les grandes luttes portées par la vingtaine de personnages gardés par Julie Deliquet, sur un total d’une cinquantaine. Une réduction qui lui permet d’atteindre directement le cœur de Fassbinder.

L’amour du jeune ouvrier Jochen (Mikaël Treguer) et de Marion (Ambre Febvre), issue d’un milieu plus aisé, la grève décrétée par ce même garçon et ses camarades d’usine après l’injuste suppression d’une prime, la liberté fantasque de sa grand-mère Luise (Évelyne Didi)… Toutes les histoires qui se mêlent sur scène le font avec un bonheur d’autant plus évident qu’il est parcouru d’ombres qui, cinquante ans plus tard, nous sont encore bien familières.

Théâtre
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