Hannah Arendt, de Nuremberg à la Palestine

Les Cahiers de l’Herne publient un magnifique opus dédié à la philosophe germano-états-unienne. Et un recueil de dialogues à distance entre elle et Karl Jaspers, autour de son Eichmann à Jérusalem…

Olivier Doubre  • 3 novembre 2021 abonné·es
Hannah Arendt, de Nuremberg à la Palestine
© Av Ryohei Noda/Creative Commons

Durant l’une de ses conférences à l’université de Heidelberg dans l’immédiate après-guerre, Karl Jaspers énonçait : « Celui qui est resté passif sait qu’il s’est rendu moralement coupable chaque fois qu’il a manqué à l’appel, […] pour diminuer l’injustice, pour résister. » Directeur de la thèse de Hannah Arendt (sur saint Augustin), le philosophe et professeur de psychologie, resté en Allemagne sous le nazisme (avec sa femme juive), protégé par sa renommée intellectuelle, expliquait ainsi – dès 1946 – l’aveuglement et l’impasse criminelle dans laquelle venait de sombrer l’Allemagne durant le IIIe Reich, dans une extraordinaire analyse intitulée Die Schuldfrage, traduite en 1948 en français sous le titre La Culpabilité allemande (1). Il ajoutait même, sans nier justement sa responsabilité propre en tant qu’Allemand : « Quand on a emmené nos amis juifs, nous ne sommes pas descendus dans la rue, nous n’avons pas crié jusqu’à ce qu’on nous détruisît. Nous avons préféré rester en vie pour un motif bien faible quoiqu’il fût juste : notre mort n’aurait quand même servi à rien. Que nous soyons en vie fait de nous des coupables. » Jaspers fera ensuite partie de ceux, assez peu nombreux, qui soutiendront Hannah Arendt, lors de la violente controverse autour de son « Rapport sur la banalité du mal », issu de ses articles pour le New Yorker sur le procès à Jérusalem de l’un des principaux organisateurs de la « solution finale », le SS Adolf Eichmann (2). Car ils partagent la même approche de ces événements tragiques.

C’est aussi la grande qualité du petit recueil de textes, à la fois de Hannah Arendt et de Karl Jaspers, À propos de l’affaire Eichmann, publié aujourd’hui aux éditions de l’Herne, que de montrer la proximité de leurs pensées. Attaquée pour avoir présenté Eichmann dans toute sa médiocrité – au lieu de le décrire comme le monstre que tout le monde attendait –, elle s’appuie en effet aussi sur l’œuvre de Jaspers (et est violemment prise à partie également pour cela) : « On ne pouvait juger Eichmann qu’en présupposant qu’il n’y avait pas de culpabilité collective. Cependant, en régime totalitaire, cette question se complique : les nazis ont entraîné le peuple entier dans une culpabilité organisée, c’est-à-dire une complicité. » Or c’est bien Karl Jaspers, dans l’entretien ouvrant ce recueil, accordé en 1965 au journaliste allemand Peter Wyss, qui décrypte le mieux les ressorts de l’animosité à l’encontre d’Arendt pour son Eichmann à Jérusalem : « Elle constate que, dans sa globalité, le phénomène du national-socialisme n’avait rien de démoniaque, que ce qui était complètement médiocre […] pouvait se hisser au rang de ce qui allait dominer tous les Allemands et, au-delà, une infinité de personnes. […] C’est contre cela qu’on se hérisse. Affirmer la médiocrité du phénomène dans son ensemble, c’est une humiliation pour les Juifs, pour les Allemands et même, au-delà, pour un très grand nombre d’autres. » Et Jaspers, non sans rappeler que la philosophe reconnaît et approuve dans son livre le jugement et l’exécution de ce criminel de guerre et contre l’humanité, souligne qu’il ne s’agit en aucun cas pour elle d’excuser Eichmann et l’horreur de ses actes. Ce dont on l’a pourtant accusée, parfois dans un torrent d’injures, en lui prêtant même la volonté de blâmer plutôt les victimes des camps nazis. Notamment lorsqu’elle va pointer le rôle trouble et les responsabilités de certains leaders des communautés juives d’Europe, manipulés mais collaborant aux ordres des nazis, au sein des horribles « Judenräte » (ou conseils juifs) qui les ont en quelque sorte secondés, certes contraints et forcés, dans l’organisation des déportations et des persécutions…

Jaspers fit partie de ceux, peu nombreux, qui soutiendront Arendt, lors de la violente controverse autour de son « Rapport sur la banalité du mal ».

Qui a vu le film de Margarethe von Trotta Hannah Arendt (2012), avec l’excellente Barbara Sukowa dans le rôle-titre, qui portait sur cette controverse, se souvient de ce que vont lui coûter ces prises de position (3). Outre les attaques, menaces et insultes à son encontre, elles entraîneront plusieurs ruptures définitives (et douloureuses) avec certains de ses plus proches amis, juifs et réfugiés allemands du nazisme, à l’instar du philosophe Hans Jonas (avec qui elle suivit les cours de Martin Heidegger dans les années 1920) ou de l’intellectuel sioniste Kurt Blumenfeld. On lira donc un texte très original de la cinéaste dans la section d’ouverture du « Cahier de l’Herne » consacré à la philosophe, qui vient de paraître. Margarethe von Trotta revient sur la genèse de son film et, surtout, sur la façon dont elle est parvenue – avec brio – à rendre compte, dans cette œuvre biographique mais de fiction, des débats théoriques auxquels Arendt prend part, se transformant alors en vraie « reporter philosophique », envoyée spéciale du New Yorker au procès d’Eichmann dans la Ville sainte. Soulignant l’importance, pour la rédaction du scénario, de la lecture des nombreuses correspondances d’Arendt, notamment avec Hermann Broch, Kurt Blumenfeld, Gershom Scholem, sa proche amie Mary McCarthy et bien d’autres, mais aussi Heidegger (dont le personnage apparaît, lui aussi, dans le film) ou Jaspers, elle explicite sa méthode de travail : « Comme chacun montre une autre facette de sa personnalité, c’est à partir de ce genre de kaléidoscope que je parviens le mieux à extraire l’image d’un être complexe »

Ce texte brillant de Margarethe von Trotta est à l’aune du contenu de ce volumineux opus des « Cahiers de l’Herne ». Impossible ici de rendre compte de son ensemble, tant il foisonne à la fois d’interventions inédites de la philosophe, aussi bien théoriques (sur Hegel, Montesquieu, Marx ou Kant) que politiques sur de nombreuses questions, comme l’existentialisme, « le délitement de l’autorité » ou la responsabilité des intellectuels… On découvrira en outre des extraits, jamais parus (du moins en français), de correspondances avec de grandes figures de son époque – Thomas Mann, Raymond Aron, Alexandre Koyré, Hermann Broch ou Hilde Fränkel.

La section intitulée « Politique juive » analyse l’évolution de Hannah Arendt sur le sionisme et « la question judéo-arabe ». Où sa pensée apparaît particulièrement visionnaire.

On ne peut, enfin, que saluer la qualité des intervenant·es sur la pensée arendtienne, outre les deux coordinatrices de ce « Cahier », Martine Leibovici et Aurore Mréjen – grandes spécialistes de la philosophe, de l’histoire juive et de la Shoah –, comme la juriste Danièle Lochak, ancienne présidente du Groupe d’information et de soutien aux travailleurs immigrés, l’historienne israélienne Idith Zertal et même Jerome Kohn, qui fut le dernier assistant de Hannah Arendt… Aussi, on soulignera l’importance fondamentale de la section intitulée « Politique juive », qui analyse l’évolution de sa pensée sur le sionisme (pour lequel elle milita, jeune) et « la question judéo-arabe ». Où sa pensée apparaît particulièrement visionnaire, ne cachant pas sa dette envers des penseurs comme Martin Buber – qui, dès les années 1920, avait osé déclarer que, sans projet de confédération d’Israël avec ses États voisins arabes, la création du nouvel État « hébreu » ne pourrait que mener à une « guerre de cent ans entre Juifs et Arabes »… Une formule reprise dans un « Appel pour la paix au Proche-Orient » (1973), reproduit ici, signé par Arendt, Edgar Morin, Georges Kiejman, Howard Zinn ou Günter Grass, contemporain d’un (inédit) « plan pour une confédération palestinienne » de la main d’Arendt.

Ce qui revient à poser la question, centrale devant l’histoire du peuple juif, posée par Martine Leibovici, analysant la pensée de Hannah Arendt : « Faut-il vouloir devenir une majorité ? » Et Miguel Abensour de souligner la critique déjà sévère, dès 1945, du projet sioniste par la philosophe : « À quelle condition le peuple juif peut-il dans l’espace politique du sionisme faire preuve de son humanité, c’est-à-dire faire accueil à la pluralité des peuples, en l’occurrence à la question arabe, sans renoncer à sa singularité ? » Arendt questionne là l’essence même du judaïsme, faisant sienne, dans un extrait de sa correspondance avec lui, la position du rabbin progressiste israélo-américain Judah Magnes : « Le peuple exposé en permanence à la blessure de l’exil ne pouvait, au nom de la persévérance de son être, contribuer à créer une catégorie supplémentaire d’exilés »

(1) La Culpabilité allemande, Karl Jaspers, traduit de l’allemand par Jeanne Hersch, éditions de Minuit, avec une incontournable préface de Pierre Vidal-Naquet, coll. « Arguments », 1990 (première édition, 1948).

(2) Ce « Rapport » (Viking Press, 1963), rassemblant ses articles du New Yorker, fut publié en français en 1966 sous le titre Eichmann à Jérusalem, traduit de l’anglais par Anne Guérin (Gallimard, 1966).

(3) Lire à ce propos l’éditorial de Denis Sieffert, lors de la sortie française du film, dansPolitis__,_ no 1253, du 16 mai 2013.

À propos de l’affaire Eichmann Hannah Arendt et Karl Jaspers, préface de Martine Leibovici et Aurore Mréjen (traductions d’Olivier Mannoni, Alexis Tautou et Martine Leibovici), L’Herne, coll. « Carnets », 112 pages, 14 euros.

Hannah Arendt Cahier de l’Herne, Martine Leibovici et Aurore Mrejen (dir.), L’Herne, 312 pages, 33 euros.

Idées
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