Bernard Pacaud : Itinéraire d’un enfant peu gâté

Dans une forme littéraire originale, Frédéric Laffont dresse le portrait de Bernard Pacaud, cuisinier hors pair, au parcours bouleversant et bouleversé. Quintessence même de l’art culinaire.

Jean-Claude Renard  • 8 décembre 2021
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Bernard Pacaud : Itinéraire d’un enfant peu gâté
Bernard Pacaud, un timide passionné.
© Céline Nieszawer/Leextra/L’Iconoclaste

Ça a débuté comme ça. Du côté de Saint-Brieuc, dans les Côtes–d’Armor, à Plaine-Haute, canton de Quintin. Un bled paumé qui ne voit jamais la mer. Pour Bernard Pacaud, c’est « une enfance sans château de sable », et « les fondations sont des plus fragiles », sur une terre délicate à cultiver.

Le mouflet grandit avec ses grands-parents maternels, qui ont longtemps travaillé en maison bourgeoise. Jeanne cuisinait, Albert jardinait. Chez eux, servir l’autre, on connaît la chanson. Dans leur petit logis, une ferme sans eau, ils ont gardé leurs habitudes. Jeanne est aux fourneaux, Albert à son potager bichonné. Mine de rien, on vit presque en autonomie. Il y a là des poules, des lapins, des cabris et deux chèvres. Seul divertissement, après la messe, le baby-foot, où l’on apprend, au milieu des arsouillés, l’art du dribble. « Dix buts passent toujours plus vite que la messe en latin. »

À cinq ans, il sait « nouer des gerbes de blé, trier les céréales du grenier, ensevelir les carottes sous le sable et touiller le sang du cochon avec un poireau ». Il se régale déjà des rognons et du foie frais d’un cabri. Au-dessus du feu, la grand-mère mitonne à l’eau des bouillies d’avoine, pétrit sa propre pâte à galettes pendant des heures, tandis que « l’andouille en fumaison reste suspendue par sa ficelle dans la cheminée jamais éteinte ». Matin soir, des fragrances qui tournent en « royaume à odeurs ». Le gosse a le droit de regarder, pas de toucher. Il tapote chaque préparation qui passe, dans le respect des produits. On appelle ça un fiston de la campagne. Et jugé plutôt sauvage.

Le p’tit Bernard a deux héros en tête : Louison Bobet, le fameux coureur cycliste du cru, et Robin des Bois. Allez savoir d’où vient la figure mythique de Sherwood quand il n’y a pas un livre dans la bicoque pour mémorer une épopée glorieuse, ni cinéma pour savourer Errol Flynn en collant vert moulant. Pour sûr, le môme a besoin de modèles, de repères. Il est né à Rennes, en 1947. Un père inconnu, une mère qui doit négocier avec l’opprobre du canton et de ses parents. Jusqu’à filer à Lyon, où elle rencontre un certain Pacaud. Lequel reconnaît Bernard et lui donne son nom. À six ans, malhabile en français, plus à l’aise dans le patois breton, il rejoint ainsi sa mère dans la capitale des Gaules. Famille reconstituée. Mais une reconstitution violente, où les coups volent cul sec.

À douze ans, il est placé dans un foyer de l’Assistance publique, avec le devoir de garder ses deux demi-frères, plus jeunes que lui. Pas facile déjà la vie. Il morfle. Restent les joies du foot, en vif ailier gauche. De pleins paquets de ballons au fond des filets. Ce sont les cages adverses qui font passer toutes les interdictions, les fais pas ci, fais pas ça, les vexations et les humiliations des rosses bonnes sœurs.

À 14 ans, c’est le foyer des prêtres ouvriers. Toujours dans le Lyonnais. Pour s’aérer, il gravit à vélo le col de la Luère. Huit kilomètres d’ascension. Chaud patate. Tout en haut, y a un truc, le grand restaurant de la mère Brazier, un temple de la gastronomie, recherché par les plus fins gourmets. Un certain Paul Bocuse y est passé, à la force des mollets. On peut y gagner quelques sous en échange de la vaisselle. Affaire conclue. La mère de Bernard crève seule dans la mistoufle quand la mère Brazier prend l’adolescent sous sa coupe. « Au moins, il aura toujours à manger », à ce qu’on dit. Déjà et toujours une histoire de mère, avec cette forte personnalité, cornaquée à l’école des existences revêches, qui entend tutoyer l’excellence.

Un début dans la vie, c’est cela, ou plusieurs débuts, que raconte Frédéric Laffont, journaliste, documentariste, couronné par le prix Albert-Londres, et qui croise depuis plusieurs décennies le chef. Une « vie par le menu » déclinée sous une forme originale. Il ne relate pas un parcours, une ascension à la troisième personne, voire un « moi je ». Non, cet ovni littéraire s’étend à la -deuxième personne du singulier. Il s’adresse, rapporte – un itinéraire qui va jusqu’à la troisième étoile au guide Michelin.

Exercice pas facile quand on a face à soi un taiseux, timide et passionné. Bougre pas enclin au verbiage. Qui n’aime rien tant que partager une pétanque entre deux services. Pour sûr, on ne verra jamais la trogne de Bernard Pacaud dans une émission de téléréalité culinaire, ni sur un prospectus, un emballage de produits cuisinés, transformés. Discrétion d’abord, humilité ensuite. C’est plus fort que lui. Chiant et tatillon. Exigeant à souhait. Pénible, certes, mais exigeant comme l’était sa grand-mère sur le produit.

Surtout, Frédéric Laffont rend compte, à travers ce portrait, d’un homme inscrit dans l’art de l’effacement, la technique de l’estompage, la transmission à fleur de peau, livrant ainsi l’essence même des casseroleurs. Une essence légitime quand la cuisine se veut une histoire de racines, de mémoire, puisant dans les origines. Chez Pacaud, et comme pour beaucoup d’autres cuisiniers de haute volée, tout se passe comme si, dans l’exercice culinaire, il fallait retrouver les origines. En les sublimant, les travaillant, les revisitant. Histoire de rompre avec ces origines, tout en restant attaché à elles. Pacaud, vu par Laffont, c’est exactement ça.

Une vie par le menu, Frédéric Laffont, L’Iconoclaste, 192 pages, 20 euros.

Culture
Temps de lecture : 5 minutes
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