Un abattoir mobile pour une fin de vie à la ferme

Après avoir contribué à l’élévation d’un éditocrate xénophobe, Christine Kelly est décorée.

Pauline Gensel  • 8 décembre 2021
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Un abattoir mobile pour une fin de vie à la ferme
© GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP

Tout le monde est prêt. Le ronronnement du camion s’arrête. Silence. Pour ne pas stresser l’animal, les personnes présentes à l’extérieur s’écartent de son champ de vision. « On risquerait de lui faire peur », murmure Émilie Jeannin. L’animal part de l’étable, avance dans le couloir de barrières, vers les champs et vers la lumière. Il entre dans le camion. Le box se referme autour de lui, l’immobilise. L’opérateur passe à l’étape de l’étourdissement, l’animal perd connaissance. « Il vérifie que la vache n’a plus de réflexes rétiniens, qu’elle ne réagit pas et qu’elle n’a vraiment plus de conscience, explique Émilie Jeannin. Ensuite, il lui donne un coup de matador, un pistolet adapté aux bovins, qui tue l’animal immédiatement. » Le box se rouvre, l’animal tombe sur le côté. On le suspend, on lui donne le coup final. En une fraction de seconde, la vie fait place à la mort. Le camion a recommencé à ronronner. Vient alors l’étape de la saignée. La porte se ferme.

Depuis fin août, Émilie Jeannin et son abattoir mobile sillonnent la Bourgogne, se déplaçant de ferme en ferme pour éviter aux animaux des transports interminables et permettre aux éleveurs d’accompagner leurs bêtes jusqu’à la fin. L’idée semblait folle, cette éleveuse l’a concrétisée.

Tout commence par une rencontre. En 2015, Franck Ribière, réalisateur de documentaires (1), entend parler de cette éleveuse à Beurizot, en Côte-d’Or, et de sa vision de l’élevage : faire la meilleure viande possible, avec des animaux d’une race adaptée, capables de valoriser les ressources de leur terroir. Des vaches qui mangent de l’herbe, « parce que ça apporte un goût incomparable à la viande ». Des vaches dociles, « parce que plus elles sont dociles, moins elles stressent facilement et moins elles ont peur, et plus la viande est tendre ».

Ils échangent par téléphone, se rencontrent. Franck Ribière se rend régulièrement à la ferme d’Émilie, pendant plus d’un an. Un jour, il l’accompagne jusqu’à l’abattoir pour observer ce qu’elle nomme son « protocole ». Alors que les animaux sont habituellement transportés pendant des heures et sur des kilomètres, entassés, manipulés de façon intempestive, isolés de leur groupe et mélangés avec des bêtes qu’ils n’ont jamais côtoyées, Émilie Jeannin a fait le choix d’emmener les siens elle-même jusqu’au centre d’abattage et de les préparer en amont. « Tout au long de leur vie, je les habituais à monter dans le van, pour rien. Et une fois arrivés à l’abattoir, je les accompagnais le plus loin que je le pouvais, avec des caresses, des paroles… », raconte-t-elle.

C’est alors que Franck Ribière lui parle de cet abattoir mobile qui sillonne la Suède depuis 2014. Elle ne le croit pas. Impossible de se conformer aux normes sanitaires, impossible d’abattre des animaux dans un si petit espace, et encore moins des bovins. Deux jours plus tard, elle reçoit un SMS du réalisateur. « On part en Suède la semaine prochaine. On va le voir, cet abattoir mobile. »

Itinérance

Dans le pays scandinave, Franck et Émilie partent à la rencontre du premier abattoir mobile d’Europe et de sa fondatrice, Britt-Marie Stegs. Ils discutent avec les éleveurs qui ont fait appel à l’entreprise, goûtent la viande produite… « Je n’avais jamais vu cela ! L’ambiance était si calme, toutes les personnes présentes étaient extrêmement bienveillantes », se souvient Émilie Jeannin. Elle est désormais sûre d’une chose : elle ne veut plus élever d’animaux s’ils ne sont pas tués dans un abattoir comme celui-là. Et si cela n’existe pas, il faut le faire.

Nous sommes en 2016, les premières vidéos chocs de L214 ont été vues par plusieurs centaines de milliers de personnes, les médias s’emparent du sujet des abattoirs et des manquements qui y sont constatés. « Je me suis dit qu’il était d’autant plus important de mettre en place ce projet d’abattoir mobile en France, raconte l’éleveuse. Parce que cela allait non seulement permettre d’améliorer la qualité de la viande, et donc avoir un impact sanitaire bénéfique, mais aussi couper court à ces histoires de maltraitance, liées selon moi à des questions de coûts et de cadence infernale à laquelle on soumet les ouvriers des abattoirs et les animaux. »

« On fait en sorte que nos bêtes soient bien traitées tout au long de leur vie, ce n’est pas pour qu’elles soient maltraitées à la fin. »

La société Le Bœuf éthique voit le jour en juillet 2016. Syndiquée à la Confédération paysanne, Émilie Jeannin multiplie les réunions et les rencontres sur le terrain, pendant trois ans. Elle se rend compte que l’abattage est un sujet extrêmement important pour les éleveurs, mais aussi pour les consommateurs. Elle se renseigne sur les autorisations à obtenir, contacte le préfet, le ministre de l’Agriculture. Le 30 octobre 2018, la loi Egalim, issue des états généraux de l’alimentation auxquels ont participé 156 000 citoyens, autorise les abattoirs mobiles à titre expérimental et pour une durée de quatre ans.

Problème de taille : le financement. L’éleveuse tente d’obtenir des subventions de l’État, les autorités lui indiquent qu’elle doit, dans un premier temps, obtenir un agrément sanitaire. Mais, pour recevoir cette reconnaissance officielle, il lui faut disposer de l’outil de travail en fonctionnement. Or, faute de financement, impossible d’acheter les camions de l’abattoir, qui doivent être réalisés sur mesure. « Toutes mes économies y sont passées, mais je n’étais pas riche. J’étais une éleveuse qui ne gagnait pas très bien sa vie. »

Après avoir publié un post sur les réseaux sociaux, Émilie Jeannin reçoit le soutien de six investisseurs privés – vétérinaires, maraîchers, cabinets d’investissement, entrepreneurs – qui lui fournissent 600 000 euros en mars 2020. Elle lance ensuite un financement participatif en ligne, sous la forme d’un prêt rémunéré, avec pour objectif de récolter 250 000 euros en soixante jours. Cinq jours après le lancement de la campagne, la plate-forme de financement l’appelle. « Ils me disent que c’est bon. En cinq jours. Et qu’ils n’ont jamais vu ça. »

Alors que les banques étaient réticentes à l’idée de concéder des prêts pour ce projet, considérant que le dossier n’était pas assez solide et comportait trop de risques, elles finissent par se rendre à l’évidence : l’abattoir mobile semble susciter une forte adhésion et, avec 850 000 euros pour débuter, le dossier tient la route. Le budget est bouclé avec un prêt bancaire de 1 million d’euros. Il sera complété, en août 2021, par une aide du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, qui lance alors son « plan abattoirs ».

Mi-août 2021, Le Bœuf éthique reçoit les trois camions qui constitueront l’abattoir itinérant. Ils sont équipés de quatre remorques au total : une pour l’abattage en tant que tel ; une pour le personnel, avec cuisine, douche, vestiaire, stockage des équipements ; une autre pour les cuirs, les déchets et les eaux usées acheminés auprès de différents prestataires agréés ; une dernière, frigorifique, pour transporter la viande.

Prairies

Le 25 août, c’est le grand jour : celui du premier abattage. Il a lieu dans l’élevage -d’Émilie Jeannin et de son frère, qui s’occupe de l’exploitation tandis qu’elle se concentre sur l’abattoir mobile. « C’était assez émouvant », se remémore l’éleveuse. Depuis, les camions parcourent la région, au rythme d’une ferme par jour, trois jours par semaine. « Cela nous laisse du temps, le jeudi et le vendredi, pour décharger le camion, faire de l’entretien, des réparations, des installations, de gros nettoyages que l’on n’aurait pas le temps de faire à d’autres moments. Et puis cela permet aussi aux opérateurs d’avoir de longs week-ends, à tour de rôle. »

« La maltraitance est liée à des questions de coûts et de cadence. »

Le 16 novembre, l’abattoir mobile se rend pour la première fois en Saône-et-Loire, à plus d’une heure de route de sa base. Dans sa voiture, Émilie Jeannin s’émerveille devant le paysage, les prairies en pente et les vaches qui broutent. « Ici, beaucoup de terrains ne sont pas cultivables, car trop pentus. Impossible de passer avec un tracteur. En plus de cela, avec un sol très argilo-calcaire, les cultures sont très compliquées. Mais pour les vaches, c’est parfait ! Rien de mieux que des herbivores pour valoriser des surfaces fourragères. »

Arrivée à la ferme, Émilie enfile ses bottes. Le ronronnement des camions emplit l’espace. L’odeur de sang, aussi. L’abattoir est arrivé la veille, deux animaux ont déjà été tués. Il en reste trois pour aujourd’hui. On est bien loin des cadences des abattoirs traditionnels. « La configuration des camions est toujours différente d’une ferme à l’autre, explique Émilie. On s’adapte, pour faire en sorte que ce soit pratique et pour les éleveurs et pour les animaux. » Des barrières en métal tracent un chemin entre le camion d’abattage et l’étable, dans laquelle les vaches mangent tranquillement leur foin. « J’en ai trois qui sont pas bien fraîches, montre Guillaume L., l’éleveur. Je ne sais pas ce qu’elles ont chopé. Et puis j’en ai une qui a mal aux reins. Mais celles qui ont été abattues étaient très bien portantes. »

La dernière vache qui sera mise à mort dans l’abattoir mobile attend. Elle devait passer la veille, mais était un peu trop énervée. On a changé la disposition des barrières, on l’a calmée un peu. « Ça va bien mieux aujourd’hui », confirme l’éleveur. Les cinq opérateurs présents finissent les derniers préparatifs. Ils nettoient la zone dans laquelle la vache entrera, pour qu’il n’y ait pas de trace de l’animal précédent, qu’elle ne voie rien de ce qui s’est passé avant. Ce qu’elle verra en revanche, et jusqu’à la fin, ce sont ses prairies, celles dans lesquelles elle a grandi : la porte de l’abattoir reste ouverte, devant l’animal, jusqu’à ce que ses yeux se soient clos.

Pour Guillaume L., qui a fait la démarche de contacter Émilie dès qu’il a entendu parler du projet, en 2017, l’abattoir mobile est une réelle avancée : il permet aux éleveurs de garder la main, jusqu’à la fin. « Je ne critique pas les abattoirs classiques, c’est important. Mais, avec tous les scandales qui ont éclaté, on n’est pas sereins. On fait en sorte que nos animaux soient bien traités tout au long de leur vie, ce n’est pas pour qu’ils soient maltraités à la fin. Au moins, là, on a un regard. » Un regard sur la mise à mort, mais aussi sur la carcasse. « Les abattoirs traditionnels restent très opaques : on ne connaît pas les marges qu’ils se font, on ne sait pas ce qu’il s’y passe. »

Certes, l’abattoir à la ferme a un coût plus important. Mais, pour cet éleveur, c’est amplement mérité. « Ce n’est pas du marketing. C’est vraiment intéressant, à la fois pour l’animal, pour l’éleveur, pour les employés de l’abattoir et pour le consommateur. C’est davantage à taille humaine. »

Le projet a été attaqué par certains végans et freiné par des industriels de l’abattage.

Dans l’abattoir mobile, quatre opérateurs s’activent. Tous ont travaillé auparavant dans un centre d’abattage classique. Pour eux, l’abattoir mobile, « c’est incomparable. En termes de cadence, d’ambiance… ». À l’extérieur, David s’occupe de gérer les barrières et les bacs de déchets. Il parle avec les éleveurs, les rassure si nécessaire, leur explique tout ce qui va se passer. C’est le seul qui n’a jamais travaillé en abattoir. Responsable commercial, il avait l’habitude d’acheter de la viande à la ferme d’Émilie Jeannin. Il voulait changer de métier, la jeune femme cherchait quelqu’un à embaucher. « Ça s’est bien goupillé, reconnaît-il. C’est un métier un peu unique : on va de ferme en ferme, on rencontre des personnes convaincues par leur métier, qui aiment ce qu’elles font et qui sont très sympathiques. Je n’ai vu ça nulle part ailleurs. » Il n’a pas envie, cependant, de travailler à l’intérieur du camion. Il ne se sent pas prêt.

Traçabilité

Guillaume, chef d’équipe de l’abattoir, s’occupe quant à lui de tout ce qui concerne l’étiquetage des viandes, la pesée, l’enregistrement des animaux, la traçabilité. Avant, il était restaurateur et achetait la viande de l’éleveuse pour son établissement. Il suit son projet depuis ses débuts, et lui avait indiqué qu’il serait intéressé à l’idée de travailler avec elle. Lorsqu’elle l’a appelé, en janvier, il a vendu son restaurant. Après avoir passé trois mois en abattoir industriel, « pour voir un peu ce que c’était », il a suivi des formations en traçabilité, en classification des bêtes, en protection animale aussi, comme l’ont fait tous les employés. « Certains opérateurs ne connaissaient les vaches que pendues au crochet. Ils ont appris à les connaître différemment. Comment elles fonctionnent, comment elles réagissent, etc. » Ils ont aussi effectué des visites d’éleveurs, avant réception du camion, pour mieux comprendre leur métier et leur volonté de recourir à l’abattoir à la ferme. Ils ont appris à prendre en main le camion – sur les cinq opérateurs, trois possèdent le permis poids lourd. « On a régulièrement des pannes, reconnaît Guillaume. Mais on est polyvalents, on sait à peu près tous gérer un certain nombre de choses, de l’électricité à la pneumatique en passant par l’hydraulique, la ferraille… On n’est pas que des abatteurs. »

Embûches

Mais l’abattoir mobile ne fait pas l’unanimité. Émilie Jeannin a reçu plusieurs menaces de mort de la part de certains végans et anti-spécistes, pour lesquels l’élevage est une pratique à bannir. « C’est vrai que l’on peut se dire que ce n’est pas génial, admet l’éleveuse. Mais la mort naturelle n’est pas forcément plus simple ou plus agréable que la mort décidée. En plus de cela, tout le monde ne va pas arrêter de manger de la viande. Et oui, l’élevage est victime des dérives de l’industrialisation… Mais d’autres voies sont possibles. » Pour elle, c’est celle de l’élevage paysan, qui respecte les sols, les animaux et les humains. « Je pense qu’il ne faut pas voir les choses de manière binaire, “c’est noir ou c’est blanc”. Dans la réalité, il y a pas mal de nuances de gris. »

Le projet a également été freiné par certains industriels de l’abattage, qui n’ont pas vu d’un bon œil qu’une alternative à leurs méthodes soit proposée. La dernière pression subie a eu lieu cet été, juste avant le lancement de l’abattoir itinérant. L’entreprise de gestion des déchets animaux avec laquelle Émilie Jeannin avait passé un contrat se retire du jour au lendemain. Après de longues discussions avec des acteurs du secteur, l’éleveuse comprend que des industriels ont fait pression sur l’entreprise, menaçant de ne pas reconduire un certain nombre de contrats avec elle. Elle s’est aussi rendu compte, en parlant avec des éleveurs, qu’un commercial de Bigard racontait partout qu’elle avait eu des problèmes de contamination par des bactéries extérieures, et que toutes les carcasses produites avaient dû être jetées. Des faits qui n’ont pourtant jamais eu lieu. Elle en sourit presque. « C’est fou, n’est-ce pas ? Donc oui, pas mal de pressions. Et je pense qu’il y en a dont je n’ai pas encore connaissance. » Attaquée par ceux qui veulent que la situation change, par ceux qui n’ont pas intérêt à ce qu’elle change, Émilie Jeannin ouvre une nouvelle voie, une alternative à l’abattage traditionnel. D’autres initiatives sont en train d’éclore partout en France, pour apporter l’abattoir dans les fermes, notamment pour les porcins, les ovins et les caprins. Ainsi, en Normandie, l’Abatt’mobile devrait bientôt prendre son envol.

(1) Notamment de Steak (R)évolution en 2014.

Écologie
Temps de lecture : 14 minutes
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