L’émeute, éphémère levier politique

La révolte violente peut être une force de changement. À condition qu’elle reste spontanée, représentative et limitée dans le temps.

Daphné Deschamps  • 19 janvier 2022
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L’émeute, éphémère levier politique
Lors d’une une marche sur l’Élysée, le 18 novembre 2017, à Paris, contre la politique anti-sociale d’Emmanuel Macron.
© Maxime Sirvins

Republication le 20 mars 2023

Depuis l’annonce de l’utilisation du 49.3 par le gouvernement pour la réforme des retraites, des manifestations spontanées, émeutes ou révoltes sociales, ont lieu dans tout le pays. En janvier 2022, Waly Dia, rédacteur en chef invité de Politis, souhaitait parler de brèches révolutionnaires, et de ce qu’on qualifie de violence politique. Cet article interroge la potentialité transformatrice des émeutes, les écueils de leur ritualisation, et l’exceptionnel lieu de politisation qu’elles constituent. C’est pourquoi nous le repartageons aujourd’hui, en accès libre.


Première publication le 19 janvier 2022

« Je n’aime pas parler d’émeutes. C’est un terme de politicard. Je préfère le terme de révoltes sociales. » Pour Mohamed Mechmache, éducateur de rue, les mots ont un sens. Et un pouvoir. En 2005, après les soulèvements des banlieues à la suite de la mort de Zyed et Bouna, deux mineurs morts électrocutés dans un transformateur EDF après avoir été poursuivis par la police, il fonde l’association ACLefeu.

Il s’agit alors de donner une suite à ce mouvement spontané, mais aussi de « démonter le discours de Sarkozy et compagnie, qui surfaient sur la souffrance de nos quartiers, sans rien connaître de notre quotidien ». Le drame qui a touché Clichy-sous-Bois, sa ville, est la pierre angulaire de son action.

À l’origine de ces mouvements, qu’on les nomme « révoltes » ou « émeutes », les raisons sont presque toujours les mêmes : elles prennent racine dans la violence sociale. « J’ai commencé très jeune, en 2016. Au début, je suis allé en manif pour voir, et parce que j’avais la rage au ventre de toute la violence du quotidien », raconte Julien. « C’était un exutoire, qui me permettait de tenir tout en esquivant les huissiers en partant au collège, ou en voyant ma mère ne plus manger à la fin du mois. »

Une vitrine cassée, par rapport au vieux qui crève dans la rue en bas de chez moi, ce n’est pas grand-chose.

Sofiane n’a pas le même vécu, contrairement à beaucoup de ses proches : « Forcément, une vitrine cassée, par rapport au vieux qui crève dans la rue en bas de chez moi, ce n’est pas grand-chose. » Pour Romain Huët, sociologue et auteur du Vertige de l’émeute, celle-ci a quelque chose de « profondément organique ».

Moment transformateur

Il s’agit pour lui d’un moment transformateur pour ceux qui y participent : « Beaucoup sont exaltés par le collectif qui les entoure, qui est vécu par la plupart comme rare, et inédit. Ils ont le sentiment de participer à quelque chose d’historique, d’être enfin vus et entendus. » Car ces troubles sont portés par des invisibles, autour de causes peu considérées.

Mohamed Mechmache est le premier à le dire, quand il évoque les violences policières en banlieue, « terrains d’expérimentation du maintien de l’ordre », bien avant qu’elles n’arrivent sur les chaînes d’information en continu avec les gilets jaunes. « Je ne pense pas que la violence soit jamais bonne. Mais qu’elle est dabord institutionnelle et sociale. »

Beaucoup viennent aussi protester pacifiquement, avant de se sentir ignorés et violentés, ce qui crée un sentiment de révolte supplémentaire. Et, parfois, un passage à l’acte. « Personne ne va dans une manifestation pour la première fois en se disant qu’il va casser des banques et s’engager dans un corps-à-corps avec la police ! », s’exclame Sofiane. « Moi le premier, quand j’ai été gazé [au gaz lacrymogène] avec le reste du cortège de tête, je n’ai d’abord pas compris. Et puis ça m’a énervé. »

Un sentiment qu’on retrouve fréquemment, par exemple avec les nombreux Gilets Jaunes qui, lors des premiers « Actes » parisiens, viennent manifester pacifiquement, encouragent les forces de l’ordre à les rejoindre, « avant de subir une répression monstre, qui les a évidemment radicalisés », résume Romain Huët.

L’ébullition n’est pas forcément efficace, mais donne une puissance au mouvement social.

Reste à trancher la question centrale : cette violence produit-elle ses fruits ? Est-elle « efficiente » ? « Sur certains points, ça nous a permis de faire reculer le gouvernement, avance Sofiane, mais pas sur la totalité. » Le déroulement d’un mouvement social de masse est à ses yeux systématiquement le même : d’abord le lancement du mouvement, en réaction à une loi, et les premières manifestations.

C’est là que tout se joue : selon l’ampleur de la réaction, le gouvernement abandonne une partie de la loi, comme cela a été le cas en 2016 avec la loi Travail. Ou bien lorsqu’il débloque 10 milliards d’euros après les premières manifestations des Gilets Jaunes, en décembre 2018.

Puis la routine s’installe, les grèves et les émeutes se poursuivent, la répression policière s’accentue dans la rue, la réponse judiciaire se met en place, et le mouvement social s’essouffle petit à petit, quand il a réussi à prendre. Et pendant ce temps, le gouvernement affiche son immobilisme.

« Les émeutes constituent des instants qui dépotentialisent le pouvoir », explique Romain Huët. « Pendant ces moments, souvent inattendus, et pourtant organisés, il existe une ébullition, qui n’est pas forcément efficace, mais qui donne une puissance au mouvement social, celle de créer des désorganisations et des turbulences. Cela vient démontrer que l’État n’est pas tout-puissant. »

Mais ce mouvement de bascule ne peut exister que dans le cadre d’un mouvement de masse, que la France n’a pas connu depuis les Gilets Jaunes et le mouvement contre la réforme des retraites de 2019.

Waly Dia

« L’opprimé vit avec le fantasme de révolution, de changement radical. Sa parole ne valant rien dans le système médiatique, que lui reste-t-il pour s’exprimer ? La colère matérialisée par la casse d’un bien, d’une propriété dont il ne jouira jamais. Est-ce efficace ? Dans un premier temps, elle permet de créer une brèche, de forcer la visibilité d’un sujet. Mais rapidement le pouvoir riposte : décrédibilisation, détournement des images, diabolisation de la violence. La solution pourrait être l’inaction totale, la grève, le « rien ». Mais pour en savourer le succès, il faudrait atteindre une masse critique de participants à ce grand « rien ». Et le travail de division est tellement efficient qu’on enfoncera le voisin d’à-côté avant d’attraper celui qui possède l’immeuble. Ce n’est pas gagné. »

Une autre conséquence possible de ces mouvements de révolte, outre le fait de rendre audibles et perceptibles des causes par essence politiques, peut être l’accélération de projets, surtout quand on évoque les révoltes « de banlieue ». Pour Olivier Klein, maire de Clichy-sous-Bois, et premier adjoint en 2005, « on n’obtient pas des subventions avec des émeutes. Et c’est tant mieux. Parce que leur source se trouve la plupart du temps dans un drame terrible, comme la mort de deux enfants ».

Le plan de rénovation urbaine, dit « plan Borloo », qui a suivi ces événements, avait été prévu l’année précédente. Les émeutes auraient donc été « inutiles ». Les seuls effets directs ont, selon lui, été la sanctuarisation des financements d’un tramway, et l’installation d’un commissariat pour les villes de Clichy-sous-Bois et Montfermeil.

Une analyse que ne partage pas Mohamed Mechmache : « Il ne peut pas dire que ça n’a servi à rien. On ne parle pas que de choses matérielles, ou de subventions, mais aussi de conséquences sur l’existence des habitants de nos quartiers dans l’espace public. Beaucoup sont entrés en politique, ou dans les médias. La banlieue est plus présente au lieu d’être complètement reléguée. Même si elle est encore loin d’être considérée comme le reste du pays. »

Il estime que l’impact a été réel, mesurable, y compris sur les projets évoqués par Olivier Klein, à l’instar de celui de rénovation urbaine, qui s’en est trouvé accéléré. Et les villes ont eu davantage de moyens, « même si les politiques n’ont pas été à la hauteur de ce qui a été demandé ».

Mais ces révoltes finissent toujours par atteindre leurs limites : « Quand on s’engage dans une habitude de l’émeute, on n’obtient plus rien du gouvernement. Parce qu’il s’y adapte », analyse Julien. « On a probablement la meilleure police anti-émeute du monde, avec un schéma du maintien de l’ordre extrêmement violent. J’ai vu quelqu’un perdre sa main pendant les manifs des Gilets Jaunes, c’est traumatisant. Et à force de se faire gazer, de prendre des LBD, des grenades désencerclantes, et tout le reste, on fatigue. »

Tisser du lien social

Pour les factieux, la première limite, c’est la ritualisation, car avec elle viennent l’épuisement mais aussi la peur. « Quand on arrive, gamin, dans notre première émeute, on n’a aucune conscience des conséquences, on fonce. Et puis on vieillit, on constate les effets de la répression, nos corps ne suivent plus. Alors on se calme », résume Sofiane. « Dès qu’elle devient ritualisée, l’émeute perd, en plus de sa dépotentialisation du pouvoir, la rupture qu’elle avait créée. Les gens qui y prennent part n’ont alors plus d’impact direct sur leurs luttes », conclut Romain Huët.

Pour Mohamed Mechmache, la seule manière d’avancer à la suite de ce type de révolte, c’est en tissant du lien social. En créant des associations comme la sienne. ACLefeu avait organisé un Tour de France des doléances des quartiers, « dans les banlieues, mais aussi les zones rurales, les DOM-TOM… C’était exceptionnel ». C’est aussi organiser son quartier, faire communauté, se présenter aux élections avec des listes populaires, bref, « construire pour ne pas rester dans l’image qui nous est imposée ».

« Pour moi, c’est dans l’émeute que s’applique le plus la devise de la République, s’enflamme Sofiane. Liberté, car on ne se sent jamais plus libre que dans ce moment exaltant. Égalité, parce que la matraque de la police s’abat sur tous les émeutiers de la même manière. Et fraternité, parce que quand je relève des inconnus pour les protéger de la répression, je n’ai aucun doute qu’ils feraient la même chose pour moi. »

Une émeute est efficace pourpolitiser, créer du lien, et une continuité même hors de ce moment précis.

Comme Sofiane, et comme beaucoup dans l’histoire des mouvements sociaux, Julien a construit sa vision politique, un réseau d’amitiés et de soutiens « inestimable » au travers de rencontres qu’il a pu faire dans le cortège de tête. « Est-ce qu’une émeute est efficace sur un objectif précis ? Je ne sais pas, s’interroge Julien. Mais elle est efficace pour une chose : politiser, créer du lien, et une continuité même hors de ce moment précis. »

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Société
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