#MeTooPolice : cinq policières face à la cécité de la hiérarchie

Cinq policières accusent un brigadier de harcèlement sexuel et moral. Alors qu’une enquête judiciaire est en cours, le mis en cause est toujours au contact de ses victimes.

Nadia Sweeny  • 12 janvier 2022
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#MeTooPolice : cinq policières face à la cécité de la hiérarchie
© Patrick Fouque / Photo12 via AFP

Le piège n’aura mis qu’un mois à se refermer sur la nouvelle recrue. Affectée au difficile commissariat de Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne) en mars 2021, la policière adjointe, âgée d’une vingtaine d’années, est la proie idéale : jolie, candide et isolée. Comme beaucoup d’effectifs en Île-de-France, elle n’est pas originaire de la région parisienne. À peine a-t-elle intégré la brigade police secours J1 que la mécanique s’enclenche. Sous couvert de plaisanteries, sa vie personnelle est d’emblée un sujet collectif. Le groupe, qui compte moins d’une dizaine de policiers, lui enjoint de se « libérer » de son petit ami resté dans le Sud afin de pouvoir « profiter avec toute la brigade », peut-on lire dans le rapport que la jeune femme a transmis aux autorités administratives et que Politis s’est procuré. Les blagues à connotation sexuelle sont légion dans cette brigade. Une atmosphère graveleuse largement entretenue par son chef. Ici, on suggère et on moque la taille du sexe d’un amant, au mépris du malaise de la policière visée. Là, on évoque les pratiques sexuelles des uns et des autres.

« Tu es prête à quoi pour aller dehors ? »

Pour s’intégrer, la nouvelle recrue participe, tout en s’efforçant de poser quelques limites. Mais le chef de brigade par intérim, Jonathan L., 33 ans, a jeté son dévolu sur elle. Cinq jours après son arrivée, celui qui est alors son supérieur hiérarchique lui envoie des messages tendancieux. Il veut venir chez elle après le service. Elle élude mais sans aplomb. Il insiste. « Tu es prête à quoi pour aller dehors ? », lui écrit-il, sous-entendant qu’une faveur sexuelle lui sera demandée en échange d’une possibilité d’accéder à la voie publique. Un refus pourrait la condamner aux tâches de l’accueil. Elle répond par des émoticônes humoristiques. Et le malaise s’installe. Comment sortir de ce piège sans que le retour de bâton soit trop violent ?

Le chef de brigade confie à la nouvelle son « cœur brisé » par le désintérêt qu’elle lui oppose. Une indifférence qu’il supporte mal. Petit à petit, il empile les reproches : elle est inutile, incapable et ignorante. Le harcèlement sexuel devient moral et la brigade complice de son humiliation quotidienne.

Un mois seulement après son affectation, la jeune policière adjointe sombre. Perte d’appétit, insomnies et crises de larmes incontrôlées la persuadent de consulter un médecin, qui la place sous antidépresseurs et lui prescrit un arrêt de travail de quinze jours pour des symptômes dépressifs. À son retour, son supérieur l’accuse de déserter : avec son absence, elle a mis la brigade « dans la merde ». Il exige qu’elle s’explique et s’excuse devant le reste du groupe. Elle s’exécute.

Pas de vagues

Au détour d’une pause-café, la jeune femme désemparée se confie à des effectifs féminins extérieurs à la J1. La similitude de leurs expériences apparaît alors au grand jour : elles aussi ont subi les assauts de Jonathan L. entre 2017 et 2019. En tout, elles sont quatre victimes présumées au sein du même commissariat. L’une a même gardé des traces. Trente-six messages échangés avant qu’elle ne le bloque devant son insistance. Deux ont été ses subordonnées, affectées à la même brigade et poussées à en partir. Aucune n’avait officiellement saisi la hiérarchie, mais l’ambiance dans la brigade n’est un secret pour personne.

Les faits étaient-ils connus des supérieurs depuis tout ce temps ? Contactés, les commissaires qui se sont succédé prétendent n’en avoir jamais eu vent. « Si j’avais été informé de tels agissements, j’aurais immédiatement réagi », clame Benoît Jean, commissaire de Champigny-sur-Marne entre 2017 et 2019. Il refuse cependant de s’exprimer sur ces mouvements d’effectifs féminins ou d’évoquer l’humour à connotation sexuelle derrière lequel se cache le mis en cause.

Personne n’a cru bon de dénoncer les faits au procureur, malgré l’obligation légale.

Frédéric Segura, actuel commissaire de Champigny, en poste depuis début 2020, a refusé de répondre à nos questions, se drapant dans le bien commode devoir de réserve. D’après nos informations, et bien que les faits décrits soient susceptibles de qualifications pénales, le commissaire a voulu organiser des confrontations pour permettre au mis en cause de présenter des excuses. Une tentative de désamorçage après que les policières ont saisi l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), fin mai 2021, via la plateforme Internet.

Aucune statistique concernant les infractions sexuelles

Les procès-verbaux d’audition que Politis s’est procurés démontrent une classification interne étonnante du dossier judiciaire de Jonathan L. par l’IGPN. En effet, si dans la description des faits, l’inspection admet qu’il s’agit bien d’une « procédure diligentée concernant des faits pouvant revêtir la qualification pénale de harcèlement moral et sexuel », l’affaire est classifiée comme relevant uniquement du harcèlement moral. Ainsi, dans le rapport annuel de l’IGPN, la liste des infractions pénales alléguées – soit le nombre d’enquêtes judiciaires ouvertes par an – n’indique aucune affaire de harcèlement sexuel. En revanche, il y a eu 37 affaires de harcèlement moral recensées en 2020, 49 en 2019. Dans ses statistiques judiciaires, l’IGPN ne semble pas les différencier alors que l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) fait bien le distinguo. Dans une réponse tortueuse, l’IGPN se justifie par l’acception administrative du harcèlement moral qui implique une présomption : une fois quelques éléments rapportés, c’est à l’employeur de s’en défendre. C’est ce qui la pousserait à retenir le harcèlement moral là où la qualification judiciaire peut être différente. L’inspection n’a pas communiqué de chiffre. Dans son rapport, le nombre de dossiers concernant des infractions à caractère sexuel commis par des policiers n’apparaît nulle part.

Étonnamment, cette saisine est d’ailleurs exclusivement traitée en administratif. Or, les possibilités d’investigation y sont nettement moins étendues que dans une procédure judiciaire. Le dossier est récupéré par le service de déontologie, de synthèse et d’évaluation (SDSE), rattaché directement à la puissante direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP). En d’autres termes, la hiérarchie choisit de traiter l’affaire en interne. Elle succombe aussi à une pression corporatiste : le puissant syndicat Alliance défend le brigadier-chef.

Indéfectible soutien

Dans leurs rapports au SDSE, les policiers de la J1, solidaires, remettent en cause le comportement des fonctionnaires féminines : l’une manquerait d’intérêt pour ses missions professionnelles, une autre aurait eu des relations adultères en interne et la petite dernière se serait confiée sur ses pratiques sexuelles et passerait beaucoup de temps sur son téléphone portable. Des arguments utilisés pour discréditer le témoignage des femmes et justifier les reproches formulés à leur encontre par le brigadier-chef. Certains de ces policiers reconnaissent cependant des propos tendancieux : « Des blagues faites sur le ton de l’humour qui apportaient un certain climat de convivialité dans le contexte d’une CSP [circonscription de sécurité publique, commissariat – NDLR] difficile », lit-on dans le compte rendu de l’enquête.

Devant le SDSE, Jonathan L. réfute l’ensemble des accusations. Confronté à ses propres messages, s’il dit regretter les échanges avec la nouvelle, il justifie son comportement par son sens de l’humour « bizarre » mais « partagé par tous ». L’enquête administrative conclut tout de même que le brigadier s’est rendu coupable de comportement « indigne » et « harcelant dans le cadre du service ». Le SDSE dénonce même le mensonge du policier sur la signification d’insinuations faites à une subordonnée, alors qu’« il était évident qu’il s’agissait d’une proposition à caractère sexuel ».

Mais le mis en cause peut compter sur l’indéfectible soutien de ses supérieurs, qui le couvrent d’éloges. « Satisfaite de son investissement sans faille, la hiérarchie lui accorde toute sa confiance », peut-on lire dans la partie du rapport qui lui est réservée. Selon elle, le policier démontre même qu’« il est capable de piloter une brigade » : « Les plus jeunes suivent son exemplarité » (sic). Les agissements du fonctionnaire n’ont aucune incidence sur sa notation.

Jonathan L. est finalement puni d’un blâme, l’une des sanctions administratives les plus légères, le 13 septembre 2021, par le commandant divisionnaire Philippe Odera, chef du SDSE. La sentence est validée par Isabelle Tomatis, à la tête de la DSPAP. Le tout pour des faits pouvant être punis de deux ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. Des faits que personne, à aucun niveau hiérarchique, n’a cru bon de dénoncer au procureur malgré l’obligation légale. Pour qu’enfin une enquête judiciaire soit déclenchée et que les victimes qui côtoient encore quotidiennement Jonathan L. sur leur lieu de travail soient protégées, certaines de ces jeunes femmes ont dû saisir une seconde fois l’IGPN cet automne, en se rendant dans ses bureaux à Paris.

« J’avais peur qu’il me viole »

Pendant ce temps-là, une cinquième victime présumée est sortie du bois. Elle ne connaît pas les quatre autres et ne travaille pas à Champigny. Les faits qu’elle dénonce s’échelonnent de 2011 à 2013, au commissariat de Lagny-sur-Marne (Seine-et-Marne). À l’époque, Jonathan L. a 23 ans, il est adjoint de sécurité et affecté là depuis un an. Sa victime présumée est la dernière recrue, la seule femme et la moins gradée. Elle a 18 ans. Là encore, le mode opératoire décrit aux enquêteurs est analogue à celui brossé par les policières de Champigny : sur fond d’humour graveleux, dont il est coutumier, il apparaît serviable au début, puis son soutien se transforme en flirt. Après quelques baisers, la jeune femme le repousse finalement et déclenche sa colère : insultes, mises à l’écart et humiliations deviennent quotidiennes. Il lui aurait même imposé un baiser forcé à la sortie des toilettes avant de la traiter de « sale pute » devant son rejet.

La commissaire en poste à l’époque, Aurélia Dragone, dit n’avoir rien su de cette situation. La policière, terrorisée par d’éventuelles représailles, ne s’est effectivement pas plainte à sa hiérarchie, préférant mettre en place tout un procédé pour se protéger : se faire accompagner au travail par son petit ami, organiser ses horaires pour éviter de se retrouver seule avec son collègue dans les vestiaires adjacents. « J’avais peur qu’il me viole », dira-t-elle en pleurs, dix ans plus tard, aux enquêteurs de l’IGPN qui reprennent l’enquête en -judiciaire.

Lire > L’affaire Jean-Luc B. : quand le temps profite à l’accusé

Dans le procès-verbal de son audition, que Politis s’est procuré, celle qui a travaillé chaque jour avec le mis en cause pendant deux ans décrit les étranges habitudes du policier : se poster devant un centre commercial hors de sa zone d’affectation pour regarder les femmes sur le parking. S’en prendre aux femmes lors d’interventions sur des conflits conjugaux : « Vous ne nous appelez pas quand vous baisez, donc ne nous appelez pas quand vous vous engueulez », aurait-il l’habitude de leur dire.

D’éventuels manquements jusque-là ignorés par l’administration. Et pour cause : le SDSE n’avait pas cru bon d’auditionner cette jeune femme désormais agente de police judiciaire, en dépit du rapport qu’elle lui avait transmis pendant l’été. Cette enquête administrative ne répond d’ailleurs pas à une question fondamentale : comment un fonctionnaire de police peut-il agir de la sorte pendant plusieurs années sans jamais être inquiété ?

Déplacer la victime

Contactée, la préfecture de police de Paris, dans une réponse écrite extrêmement succincte, se limite à déclarer que « toutes les mesures conservatoires utiles ont été prises dès que la hiérarchie de l’intéressé a eu connaissance des faits ». Le mis en cause a effectivement été déplacé à l’accueil du commissariat pendant les trois mois qu’a duré l’enquête administrative.

Mais, depuis, Jonathan L. a repris son poste à la J1. Alors qu’une enquête judiciaire est en cours, il continue de diriger sa brigade, de travailler avec les témoins éventuels et de croiser ses victimes. C’est parfois lui qui fournit à certaines d’entre elles leurs armes au moment de leur prise de service. Comme il a déjà été sanctionné d’un simple blâme, un changement d’affectation pourrait apparaître comme une double sanction, interdite au regard de la loi. Une vision que réfute la Défenseure des droits dans une décision-cadre rendue en avril 2021.

Lire  > A quand une tolérance zéro ?

À Champigny, trois victimes présumées ont changé de brigade. La nouvelle aussi. D’après nos informations, la J1, où règne toujours Jonathan L., est désormais l’une des seules brigades de ce commissariat d’environ 160 agents à être dépourvue d’effectif féminin de petit grade – policier adjoint ou gardien de la paix.

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