Dissolution des groupes d’extrême droite : une stratégie inopérante

Est-il efficace de condamner administrativement une faction à la disparition, comme s’y emploie le gouvernement ? Pas vraiment, à en croire chercheurs et militants antifascistes.

Daphné Deschamps  • 9 février 2022 abonné·es
Dissolution des groupes d’extrême droite : une stratégie inopérante
Génération identitaire (ici à Paris le 20 février 2021) était déjà en perte de vitesse quand le groupe a été dissous. n
© Antoine Wdo/Hans Lucas/AFP

Gérald Darmanin a la dissolution facile. Le 25 janvier, le ministre de l’Intérieur annonçait son intention de voir Nantes révoltée, un média militant engagé dans les luttes sociales (1), subir ce sort. Cette sentence est régulièrement subie par des groupuscules d’extrême droite. Les services de la place Beauvau utilisent pour ce faire les dispositions de la loi de 1936 sur les groupes de combat et les milices privées.

Si le principe – interdire des groupes plus ou moins violents et les empêcher de diffuser une idéologie mortifère – peut sembler pertinent, qu’en est-il réellement ? La procédure a un but avoué : mettre un frein à l’organisation des mouvements visés et aux troubles à l’ordre public qu’ils engendrent. Pour Nicolas Lebourg, chercheur au Centre d’études politiques et sociales (Cepel) et spécialiste de l’extrême droite, ces interdictions « permettent parfois de faire baisser l’activisme. On a par exemple constaté une diminution des violences d’extrême droite après les dissolutions d’Unité radicale en 2002 et de Troisième Voie et des Jeunesses nationalistes révolutionnaires en 2013, après la mort de Clément Méric ». Pour autant, elles ne constituent pas une solution miracle et peuvent même avoir des conséquences opposées à leur objectif d’origine. L’historien évoque des cas de radicalisation terroriste à la suite de ces décisions ayant « libéré dans la nature des militants auparavant tenus par un cadre ».

Les procédures de ces dernières années, menées par Gérald Darmanin, ont visé quatre groupes ayant nourri l’actualité : le Bastion social en 2019, Génération identitaire et l’Alvarium d’Angers en 2021, les Zouaves Paris le mois dernier. Mais ces groupuscules ont-ils disparu ? Pas vraiment. La plupart se sont reformés sous d’autres noms, souvent en gardant les mêmes structures, personnes et habitudes. La manière dont ces démarches sont menées est in fine contre-productive. « Génération identitaire avait par exemple l’avantage de fixer l’énergie des militants radicaux dans des actions d’agit-prop et de réseautage, explique Nicolas Lebourg. C’est plus pratique à surveiller pour les services de l’État et ça pacifie la rue. »

Le Bastion social constitue un cas d’école. Né après la disparition volontaire du GUD en 2017, il est dissous en 2019. Inspiré du mouvement néofasciste italien CasaPound, ce groupe souhaitait s’implanter au travers de structures associatives dotées de locaux. Dans cette optique, de nombreux lieux ont été ouverts, souvent des bars, comme l’Arcadia à Strasbourg, l’Edelweiss à Chambéry, le Pavillon noir à Lyon ou Tenesoun à Aix-en-Provence. Face à cette volonté de structuration, les initiatives antifascistes se sont multipliées, prenant souvent la forme de collectifs unitaires qui appelaient à la fermeture des locaux. Des réactions citoyennes bien antérieures aux décisions gouvernementales. « Dès l’ouverture de l’Arcadia, il y a eu une mobilisation des antifascistes, des syndicalistes et des associations locales », explique Cem Yoldas, porte-parole de la Jeune Garde Strasbourg. Dans sa ville, le Bastion social s’est illustré par sa violence dès le premier soir : « La nuit de linauguration, vingt nationalistes ont passé à tabac un jeune Algérien », se souvient Nicolas Lebourg.

Le collectif qui se monte en réaction à ces actions violentes appelle le propriétaire du local occupé à agir. Avec succès, ce dernier ne renouvelant pas le bail d’un an accordé au Bastion social. L’Arcadia ferme donc deux mois avant la dissolution de sa maison-mère, ce qui constitue une sorte de « coup fatal » local, selon Cem Yoldas : « Contrairement à des villes comme Chambéry ou Lyon, où les groupes du Bastion social avaient en quelque sorte trompé les propriétaires de leurs locaux, en cachant leurs intentions réelles, le propriétaire de l’Arcadia soutenait le groupuscule qu’il hébergeait. Mais, face à la pression collective, il a fini par le lâcher. » Deux mois plus tard, la décision tombe, et les membres du Bastion social tentent de relancer une organisation, Vent d’Est. « Mais ils étaient déjà divisés et ils ont fini par se séparer en deux groupes : d’un côté les théoriciens, qui ont créé une revue, et de l’autre les hooligans, qui sont surtout dans les tribunes du stade. » Pour Cem Yoldas, plus que la décision gouvernementale, c’est la mobilisation locale qui a chassé le Bastion social de la capitale alsacienne.

Ces décisions libèrent dans la nature des militants auparavant tenus par un cadre.

Une opinion partagée par Hervé, membre du collectif la Horde, qui s’est spécialisé dans la surveillance et l’analyse de l’extrême droite : « L’action gouvernementale n’est qu’une démonstration politique sans effet concret, sans efficacité. C’est l’action populaire sur le terrain qui fait reculer l’extrême droite. » Il évoque les collectifs unitaires, mais aussi des méthodes moins publicisées, qui ont fait leurs preuves à Clermont-Ferrand, où, lors de chaque événement identitaire annoncé, une présence antifasciste « mettait la pression », jusqu’à ce que les tenanciers finissent par jeter l’éponge.

Dans des villes où cette mobilisation n’était pas organisée, la dissolution en 2019 a eu beaucoup moins d’effets : à Aix-en-Provence, Tenesoun est toujours actif et connaît même un regain d’activité ces derniers mois. Et la pression populaire ne suffit pas forcément : après la dissolution de Génération identitaire l’année dernière, les antifascistes lyonnais s’attendaient à la fermeture de leurs locaux du Vieux Lyon, le bar la Traboule et la salle de boxe l’Agogé, renommés Remparts2Lyon à l’automne 2021. Mais ils demeurent ouverts, malgré de nombreux cas de ratonnades et d’agressions dans le quartier. Le maire, Grégory Doucet (EELV), a demandé pour la première fois leur fermeture, samedi 5 février.

Riposte unitaire

Pour Hervé, de la Horde, la dissolution de Génération identitaire a même servi ce mouvement, plutôt que de le mettre en difficulté : « Génération identitaire était en perte de vitesse, et absolument plus en capacité de mener des opérations de grande ampleur, pour lesquelles ils avaient eu le soutien d’autres groupes identitaires européens. Ils ne faisaient plus que dérouler des banderoles à dix sur des toits et avaient du mal à mobiliser, malgré leur présence médiatique. C’était pour eux le prétexte parfait pour réduire leur activité. »

Aujourd’hui, certaines sections locales se relancent, comme l’ont rapporté les journalistes Pierre Plottu et Maxime Macé, de Streetpress. Mais sans l’ampleur du mouvement à ses débuts. Pourtant, le Bloc identitaire, dont est issu Génération identitaire, est lui-même le résultat d’une dissolution « bien menée », selon Nicolas Lebourg : « Unité radicale était une association de fait. Elle a été dissoute, mais pas les structures associatives sur lesquelles elle reposait. Résultat, les cadres lancent les Identitaires en ayant compris le message : ils abandonnent l’apologie du fascisme, du terrorisme, de la violence activiste, l’antisémitisme ou l’antisionisme. »

L’Alvarium, squat nationaliste implanté à Angers, est quant à lui construit sur un modèle similaire à celui du Bastion social. Ses occupants n’ont d’ailleurs jamais caché leur proximité avec le groupe dissous. Mais, n’y étant pas affilié, il n’avait pas été touché par la décision administrative de 2019. Cela a changé depuis la procédure lancée le mois dernier à son encontre, mais son statut de squat, encore différent de celui des locaux officiels du Bastion social ou de Génération identitaire, rend la procédure plus compliquée. Pour Nicolas Lebourg, « le fait vraiment nouveau mis en exergue par l’Alvarium est la proximité assumée par la bourgeoisie conservatrice. Le magazine d’extrême droite Valeurs actuelles l’a par exemple soutenu, le présentant comme un groupe de droite sociale ». Dans les faits, il s’agit d’une faction d’extrême droite s’étant déjà illustrée par sa violence et sa xénophobie. Et qui se duplique, puisque de nombreux groupes sur le même modèle se sont lancés depuis la disparition du Bastion social.

Dissoudre des groupes disposant d’une présence matérielle, de locaux, ayant une volonté d’action culturelle, c’est une chose. Avoir prise sur la réalité en est une autre. Si Gérald Darmanin a bien dissous le groupuscule des Zouaves après le lynchage de militants de SOS Racisme durant un meeting d’Éric Zemmour (2), il n’a pas freiné l’action violente de ses désormais ex-membres. Son leader, Marc de Cacqueray-Valmenier, a bien été incarcéré, mais pour des faits qui précédaient la dissolution du groupe.

Devant ce constat, comment rendre ces dissolutions efficaces ? Plutôt que de répondre à cette interrogation, les militants antifascistes jugent plus pertinent de se demander comment s’opposer aux groupuscules d’extrême droite sans attendre une action de l’État et sans se reposer sur de potentielles actions administratives qui tardent souvent : « L’Arcadia n’a pas fermé tout seul, l’Alvarium, Remparts2Lyon et tous les autres ne fermeront pas tout seuls non plus, résume Cem Yoldas. Nous devons construire une riposte antifasciste unitaire. »

Reste enfin l’outil judiciaire, particulièrement utile selon Nicolas Lebourg. Spécialement à l’encontre de groupuscules violents sans existence officielle, à l’instar des Zouaves : « Dans les années 1990, un groupe néonazi a commis plusieurs attentats et assassinats : il n’a pas été dissous. Ce sont ses membres qui ont vu les foudres de la justice s’abattre sur eux. Ce fut très efficace. Il faut utiliser les moyens de la répression ordinaire quand on en a besoin. »

(1) Lire Politis no 1691, 3 février 2022.

(2) Lire « Néonazis, royalistes, identitaires… bienvenue au meeting de Zemmour », 6 décembre 2021, sur Politis.fr

Politique
Temps de lecture : 8 minutes

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