Sortir de l’impérialisme énergétique russe

La guerre en Ukraine n’empêche pas Engie, Total et d’autres de continuer d’acheter du gaz à Vladimir Poutine. Retour sur les complicités et passivités qui lui ont permis d’étendre ce marché en France et en Europe.

Christophe Bonneuil  • 20 avril 2022
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Sortir de l’impérialisme énergétique russe
À Leuna, en Allemagne, une raffinerie du groupe Total.
© SEAN GALLUP/GETTY IMAGES EUROPE/AFP

On l’a dit et répété, la hausse des prix du gaz et du pétrole et le fait que l’Europe finance la destruction de l’Ukraine et des Ukrainiens en payant chaque jour plus de 750 millions de dollars à des entreprises russes pour s’approvisionner en énergies fossiles sont le triste résultat de décennies de non-action politique pour sortir de ces énergies. Mais rares sont les commentateurs qui poussent un cran plus loin l’analyse. Par quelles passivités ou complicités de nos dirigeants politiques ces entreprises russes ont-elles pu étendre leur marché en Europe et en France ?

Les liens étroits entre dirigeants ou anciens dirigeants européens et les firmes russes sont révélés par le solide travail journalistique de Mickaël Correia, auteur d’un livre essentiel sorti juste avant la guerre d’Ukraine : _Criminels climatiques. Enquête sur les multinationales qui brûlent notre planète (La Découverte). Cet enquêteur a radiographié les différentes techniques employées par Gazprom pour étendre son emprise sur les décisions politiques en Europe de l’Ouest : liens entre la diplomatie du Kremlin et ses intérêts exportateurs fossiles, pratique des portes tournantes ou débauchage, soft power du sponsoring artistique ou sportif.

Durant son mandat de chef de gouvernement entre 1998 et 2005, l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder a fortement soutenu le projet de gazoduc russo-allemand Nord Stream. Trois mois après sa défaite électorale en 2005, Schröder a quitté la politique pour occuper le poste de président du conseil de surveillance de… Nord Stream – poste qu’il occupe toujours. D’où bien des soupçons sur une compromission de l’ex-chancelier pendant son mandat. Les mêmes soupçons de conflit d’intérêts pèsent sur Nord Stream 2. En 2017, le scénario se répète avec le ministre autrichien des Finances, Hans Jörg Schelling. Après avoir mis en place Nord Stream 2 entre 2014 et 2017 puis avoir veillé à ce qu’une compagnie (OVM) dont l’État autrichien est actionnaire intègre le projet, le ministre est devenu un conseiller de Gazprom, grassement rémunéré.

Gazprom vend son gaz fossile directement à 15 000 entreprises et collectivités françaises.

Et en France ? Dans son livre, Mickaël Correia nous apprend que Gazprom vend aujourd’hui son gaz fossile directement à 15 000 entreprises et collectivités françaises, et qu’il fournit aussi un quart du gaz commercialisé par Engie, avec qui de nombreuses opérations de mécénat commun ont été menées depuis 2017.

Total n’est pas moins dépendant qu’Engie des mannes fossiles russes. Une étude du T-Lab a en effet estimé que 30 % de la production de gaz de Total et près du tiers de ses réserves se trouvent en Russie (1). Quand on sait le rôle que joue l’affichage de réserves abondantes dans le maintien du cours de l’action des majors des énergies fossiles, on comprend mieux pourquoi TotalEnergies ne se montre pas davantage soucieuse du sort des Ukrainiens et refuse de se désengager de Russie.

Et puisque l’heure est à la réédition d’un second tour de l’élection présidentielle identique à celui de 2017, revenons cinq ans en arrière pour en apprendre davantage sur les liens de nos politiques avec les intérêts énergétiques russes, climaticides par nature. En 2017, Marine Le Pen accède donc au second tour de la présidentielle. Ayant généreusement reçu 11 millions d’euros de banques russes depuis 2014, elle a cautionné l’annexion de la Crimée et rencontré Vladimir Poutine au Kremlin le 24 mars 2017. À peine nommé président, Emmanuel Macron n’est pas en reste : il invite Poutine au château de Versailles et inaugure avec lui fin mai l’exposition « Pierre le Grand, un tsar en France, 1717 » au château de Versailles. Qui sponsorisait cette exposition ? Gazprom et Total.

Un an plus tard, c’est cette fois Emmanuel Macron qui se rend à Moscou en VRP de Total pour plaider auprès de Vladimir Poutine en faveur d’un partenariat renforcé entre la multinationale française et Novatek, autre firme gazière russe également proche du régime.

Du point de vue de leurs liens aux intérêts de l’impérialisme fossile russe, la divergence entre Le Pen et Macron n’est donc guère plus épaisse que la banquise Arctique en été… Pendant que l’une veut supprimer les éoliennes et que l’autre protège les profits de TotalEnergies, cette banquise fond chaque année un peu plus permettant désormais aux supertankers de sillonner l’Arctique le long des côtes sibériennes.

N’oublions pas pourtant que sur bien d’autres questions ce n’est pas « blanc bonnet et bonnet blanc ». On ne peut minimiser le désastre supplémentaire que serait une élection de Marine Le Pen, notamment pour les libertés collectives, pour les plus fragiles, comme pour les personnes racisées de notre société. Pas une voix pour l’extrême droite !

(1) « Quels sont les intérêts de TotalEnergies en Russie ? », Amélie Canonne, Maxime Combes et Nicolas Haeringer, T-Lab/Aitec, t-lab.fr

Par Christophe Bonneuil Historien au CNRS, rattaché au Centre de recherches historiques (EHESS) et membre de la revue terrestres.org

Publié dans
Le temps du climat
Temps de lecture : 4 minutes
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