Gauche : nouvelle campagne 1/5 – À Soissons, « notre histoire industrielle pourrait être oubliée »

L’avocate Hélène Gacon alerte sur les dangers des murs juridiques qui s’érigent aux frontières européennes et dénonce « un véritable déni du droit d’asile ».

Hugo Boursier  • 18 mai 2022 abonné·es
Gauche : nouvelle campagne 1/5 – À Soissons, « notre histoire industrielle pourrait être oubliée »
Le poste de contrôle de la PAF à l’entrée du tunnel de Fréjus.
© Chloé Dubois

Il y a un souvenir forgé dans les mémoires de nombreux Soissonnais : c’est celui du 7 mai 2002. Une trace laissée dans les chairs ouvrières de cette ville de l’Aisne, lacérée par les fermetures d’usine depuis une trentaine d’années au moins et dont les plaies, béantes dans les zones en friche, dessinent l’histoire douloureuse de la désindustrialisation en France. Ce jour-là, des centaines d’ouvriers sont réunis sur le rond-point de l’Archer pour protester contre la liquidation judiciaire de BSL Industries, déclarée dix jours plus tôt. Depuis 1955, ce constructeur d’équipements en acier inoxydable a drainé des générations de salariés et certains, entrés à l’âge de 15 ans en apprentissage, en ressortaient la tête haute près de cinq décennies plus tard, les échelons gravis un par un. Autour du giratoire, on retrouve toute l’épaisseur de ce quotidien menacé, des pneus qui brûlent et les drapeaux de la CGT qui tournoient derrière la fumée noire. Inquiétantes, les flammes s’étirent jusqu’au centre du carrefour et frôlent la statue historique de Soissons.

« Tout le monde croyait qu’elle était en bronze… », rappelle Alex Desumeur, le maire Villeneuve-Saint-Germain, la commune mitoyenne de la zone industrielle. Un leurre : le bois qui garnit l’emblème s’enflamme tout d’un coup. Les salariés ne veulent pas voir le récit de cette journée volé par une imprécision de la presse locale : il s’agit bien d’un accident et, comme pour figer leur savoir-faire écrasé par la mondialisation, ils construisent eux-mêmes, en dix jours, une nouvelle statue dans leurs ateliers en voie de disparition. La pièce devient, selon un écriteau posé devant l’immense usine BSL, désormais reconvertie en « village PME », « un symbole des luttes sociales soissonnaises ». Mais la flèche que porte cet archer en acier révèle aussi une colère tout autre. Elle vise un État, à l’époque gouverné par la gauche plurielle, incapable de soutenir les milliers d’ouvriers perdus par Soissons et ses alentours après les différentes vagues de licenciements. Deux semaines plus tôt, un certain 21 avril 2002, la ville avait propulsé Jean-Marie Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle à plus de 21 % – cinq points de plus qu’à l’échelle du territoire national.

Hélène Gacon Membre de la commission libertés et droits de l’homme du Conseil national des barreaux.

Vingt ans plus tard, le scénario s’est répété, avec la fille cette fois, mais sans que cet épilogue de campagne présidentielle surprenne grand monde. Quand ils ne sont pas abstentionnistes, les Soissonnais, comme d’autres bassins industriels du Nord, de l’Est et du Centre, glissent depuis plusieurs années un bulletin Rassemblement national. Au détriment de La France insoumise, qui, lors de la dernière élection, a su rassembler les banlieues sous son aile. Mais pas rallier ces territoires. « Si demain on veut crever un plafond électoral, il est impératif que lon se redresse dans ces coins-là. Cest un devoir électoral, pour gagner, pour faire mieux », appelait François Ruffin, en campagne en Picardie, dans un entretien accordé à Mediapartau lendemain du second tour.

Quand la classe ouvrière cesse d’avoir le travail comme forte appartenance, elle trouve refuge dans la nation.

Une sorte de puzzle de la France populaire dont il faudrait recoller les morceaux, balayés explicitement en 2011 dans un rapport de Terra Nova, le think tankproche du PS, qui recommandait aux socialistes de se détourner des ouvriers dont le poids électoral était jugé insuffisamment important. Une erreur stratégique, comme le rappelle l’économiste Bruno Amable, puisqu’ils représentaient encore à l’époque 21 % des personnes ayant un emploi. L’auteur de La Résistible Ascension du néolibéralisme replace ce positionnement dans une conception plus large de l’État face à la désindustrialisation. Pour lui, « l’État a abandonné son rôle de planificateur, de financier et de premier client des firmes industrielles pour devenir, au mieux, un investisseur passif. L’évolution du rôle de l’État, passé d’acteur du développement à banquier d’affaires, a conduit la direction de ces entreprises à adopter les pratiques et les choix stratégiques associés au capitalisme financiarisé mondial. »

Cette nouvelle doctrine de l’État vis-à-vis de l’industrie s’incarne dans ce que certains appellent une « maladresse » de Lionel Jospin, alors Premier ministre sous cohabitation, le 13 septembre 1999. Invitée au JT de France 2 pour réagir à l’annonce de Michelin d’une réduction de 10 % de ses effectifs en Europe malgré une forte croissance, la figure du PS concède : « Je crois qu’il ne faut pas tout attendre de l’État ou du gouvernement. » Ce constat ne signifie pas que la gauche au pouvoir serait seule responsable de la désindustrialisation en France, puisqu’elle a commencé dès les années 1970. Il s’agit plutôt d’un aveu d’échec. À la différence de la droite gaullienne qui pilotait des nationalisations depuis Paris pour réindustrialiser, le gouvernement de Mitterrand « s’appuie beaucoup plus sur les collectivités locales, à travers des contrats État-région », précise Marion Fontaine, professeure au Centre d’histoire de Sciences Po. « Mais le tournant opéré en 1983, ajouté aux échecs de cette politique dès la fin des années 1980, pousse le gouvernement à abandonner ses projets. » Dans ce contexte de forte imprégnation ordolibérale, « une idée percute toute la classe politique : l’industrie incarnerait un passé sale et archaïque. Elle doit être remplacée par des activités tertiaires ». En quelques années, le rôle de l’État change profondément. Et finit par s’inverser. « On passe de la croyance dans un État industriel à l’image d’un État social, accélérant l’implantation de nouvelles activités, tout en mettant en œuvre des politiques d’accompagnement de la désindustrialisation. Ce n’est pas un abandon de l’État, mais une métamorphose que la gauche a alimentée », décrit-elle.

Pour l’économiste Nadine Levratto, c’est à ce moment que l’État investit massivement dans l’économie de l’innovation et de la connaissance, en considérant qu’il ne faut garder des industries que les secteurs de la recherche et développement. Elle cite la loi Allègre de 1999, qui vise à rapprocher la recherche publique des entreprises, jusqu’à un rapport parlementaire en 2004 qui ose poser cette question : « La désindustrialisation du territoire : mythe ou réalité ? »Cette mue de l’État, les ouvriers la vivent mal. Avec ses quarante-trois ans « de maison » chez BSL, Jean-Hubert Carré a été le témoin des transformations de son entreprise, où il est passé de chaudronnier-soudeur à directeur de production. Avec sa chemisette vert d’eau assortie à ses yeux, le retraité rappelle, amer : « Quand vous avez 20 à 30 ans d’expérience dans un métier que vous connaissez parfaitement, apprendre un nouveau boulot qui n’a rien à voir, c’est quelque chose. Dès le premier dépôt de bilan en 1986, l’ambiance avait changé : on se regardait en chien de faïence pour savoir qui allait être viré. À l’annonce de son licenciement, j’ai vu un de mes gars, 40 ans, quatre enfants, pleurer à genoux. »

Nouveau récit

Les témoignages d’ouvriers affichés sur des panneaux décrivent eux aussi la chute d’un monde : « une catastrophe, des couples licenciés, des familles effondrées », regrette un d’eux, les divisions de « la famille BSL », pour un autre, qui rappelle la fin des tournois de football, de pêche, de ping-pong et de pétanque entre les ateliers. Dans ce contexte, l’image de l’ouvrier véhiculée par les médias change aussi. Les reportages sur les usines qui baissent le rideau se multiplient, accompagnés de téléfilms où l’activité dans les industries est parfois moquée. « L’identité des mondes ouvriers n’est plus enviable : ils représentent pour la classe politique, dont la gauche, un certain conservatisme moral, culturel et politique. Ce sont des brisures identitaires très fortes. Et quand la classe ouvrière cesse d’avoir le travail comme forte appartenance, parce qu’il n’est plus là ou parce que leurs lieux de sociabilité ont disparu, elle trouve refuge dans la nation », dépeint Marion Fontaine. Selon elle, ce pourrait être l’une des explications du vote RN dans ce territoire.

Aucune coalition n’est en mesure d’accéder au pouvoir si elle ne convainc pas ces populations rurales et populaires.

D’autant plus quand les liquidations judiciaires d’entreprises se multiplient en une courte période. Soissons en est l’un des exemples les plus frappants : plus de 600 salariés de quatre boîtes différentes perdent leur emploi en seulement trois ans. La ville « représente cette singularité française, reprend la chercheuse, c’est-à-dire la combinaison entre l’industrie et la zone rurale, qui est la plus dévastatrice ». Chaque maillon de la chaîne subit les conséquences des fermetures d’usine, y compris la ville, qui perd les cotisations foncières des entreprises. À Soissons, tous les habitants connaissent quelqu’un qui a perdu son emploi dans l’industrie. « Au supermarché, je croise toujours un Berthier, un Wolber, un Baxi. On se salue, on évoque les souvenirs », mentionne Jean-Hubert Carré, comme aspiré par sa vie d’avant.

Un passé ouvrier et industriel qui peine à se transmettre autrement que par les histoires des anciens. Les friches, inoccupées ou squattées pendant de longues années, sont peu à peu remplacées par l’agglomération du Grand Soissons, qui les achète pour redynamiser le quartier. C’est déjà le cas pour le site de BSL, dont les travaux de dépollution ont démarré en 2018. Aujourd’hui, le site est divisé en multiples cellules qui peuvent être louées par des PME. Une façon aussi de lui redonner vie, comme s’en félicite Ludivine Jeanmingin, de la maison de champagne Chopin. À quelques mètres de là, les locaux de Baxi, aux murs recouverts de « Non à la fermeture », vont être transformés en une salle de concert. « D’ici une dizaine d’années, notre histoire industrielle pourrait être oubliée », craint Jean-Hubert Carré. Sauf si la Nupes tend l’oreille pour la prendre en compte ? « Depuis trente ans, la gauche n’a pas su apporter un récit qui parle d’avenir à ces modes de vie rompus. Pourtant, aucune coalition n’est en mesure d’accéder au pouvoir si elle ne convainc pas ces populations rurales et populaires », affirme Marion Fontaine. Pour la chercheuse, l’une des difficultés à venir résidera dans la question écologique, où l’opposition « fin du monde-fin du mois » pourrait « créer un nouveau cycle de déceptions vis-à-vis de la gauche ». Sur cette question aussi, le territoire soissonnais offre un exemple édifiant : l’usine de laine de roche Rockwool, qui promet la création de 250 emplois si elle s’implante dans le sud de la ville, est l’objet d’une vive opposition locale. À cause des dangers environnementaux qui seraient liés à ce matériau, l’enquête publique réalisée en 2021 était défavorable, contrairement à l’avis du préfet et de l’agence régionale de santé. Des enjeux sur lesquels la Nupes devra forcément se positionner. Et proposer ce « récit », pour soulager « la colère et la désillusion » que ressentent Jean-Hubert Carré et ses anciens collègues vis-à-vis de la gauche.

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