Cour suprême : Le cauchemar de l’Amérique progressiste

La décision historique de la Cour suprême d’abroger l’arrêt Roe vs Wade est l’aboutissement d’un travail de longue haleine.

Alexis Buisson  • 29 juin 2022 abonné·es
Cour suprême : Le cauchemar de l’Amérique progressiste
Une marche « pro-choix », le 27 juin à Denver, Colorado, où des femmes se sont grimées comme dans la série Handmaid’s Tale.
© Jason Connolly /AFP

O n attend ce moment historique depuis cinquante ans ! » Devant la Cour suprême des États-Unis à Washington, Maggie exulte. Dominée par les conservateurs, la Haute Cour vient de révoquer son arrêt Roe vs Wade, qui fit de l’accès à l’avortement un droit constitutionnel en 1973. Autour de Maggie, d’autres activistes anti-IVG ne cachent pas leur émotion. Embrassades, larmes de joie, ouverture d’une bouteille de champagne : la scène tranche avec la tristesse, à quelques pas de là, des membres d’une association pro-avortement venus du Texas pour suivre l’annonce de la décision de la Cour, ce vendredi 24 juin.

Ce violent séisme était attendu depuis les nominations de trois juges conservateurs par Donald Trump entre 2017 et 2020. La veille, la cour avait confirmé son ancrage à droite en invalidant une loi centenaire de l’État de New York limitant le port d’armes en extérieur. Et le jour d’avant, dans un autre jugement, elle décidait que les écoles religieuses du Maine pouvaient être financées par des fonds publics, mettant à mal le principe de séparation de l’Église et de l’État.

Nommés à vie, les juges de la Cour, ou justices, dont les décisions s’imposent à tout le pays sans possibilité de recours, n’en sont qu’au début de leur entreprise de détricotage des acquis progressistes. L’un d’eux, Clarence Thomas, a indiqué que d’autres droits (mariage homosexuel, contraception, relations intimes entre personnes de même sexe) pourraient suivre.

Nommés à vie, les juges conservateurs n’en sont qu’au début de leur entreprise de détricotage.

Le cauchemar que vit aujourd’hui l’Amérique progressiste se prépare depuis longtemps. En effet, les conservateurs se sont mis en mouvement depuis l’arrêt de 1973 pour renverser cette décision, synonyme pour eux de meurtres d’enfants. Initialement discret, le mouvement « pro-vie » a pris de l’ampleur au fil des décennies. Il est notamment parvenu à se présenter comme un soutien aux mères, en mettant l’accent sur les conséquences physiques et psychologiques de l’avortement pour les femmes. «Le travail de terrain des anti-avortement n’a pas changé l’opinion de la majorité des Américains, qui restent favorables à l’accès à l’IVG, mais il a convaincu un nombre suffisant de personnes que l’interdiction de la pratique devait être leur seule priorité politique», explique Jennifer Holland, professeure à l’université de l’Oklahoma et spécialiste du mouvement.

La droite chrétienne a surtout été très efficace pour faire nommer, par les présidents républicains et les sénateurs, des juges conservateurs à tous les échelons de la justice fédérale (tribunaux de première instance, cours d’appel…), y compris l’institution à son sommet, la Cour suprême, où les litiges de constitutionnalité sont tranchés. L’objectif pour les conservateurs : s’assurer que leur remise en cause de l’arrêt aboutisse par la voie judiciaire. Ils sont allés jusqu’à se doter d’institutions pour y arriver. Créée en 1982, la Federalist Society, organisation qui défend une lecture stricte de la Constitution, a ainsi joué un rôle de lobbying très important dans la nomination de juges alliés. Ce n’est pas un hasard si les cinq justices qui ont annulé Roe vs Wade sont tous membres de cette structure qui n’a pas d’équivalent à gauche.

Cette stratégie de longue haleine s’est révélée payante sous Donald Trump, qui, en plus de donner une majorité conservatrice à la Cour, a nommé un nombre record de juges dans les tribunaux inférieurs. De quoi assurer un ancrage conservateur à la justice américaine pour des décennies. «Trump n’était pas contre l’avortement par idéologie mais a compris comme candidat ce qu’il devait faire pour gagner. Pour le Parti républicain, le camp anti-avortement est incroyablement utile : il apporte à ses candidats une base d’électeurs fervente et mobilisée, qui leur fait remporter une élection face à n’importe quel adversaire pro-avortement », poursuit Jennifer Holland.

Aujourd’hui, les démocrates se retrouvent dans une position étrange. Le parti du président Joe Biden dispose de tous les leviers du pouvoir (Maison Blanche, Chambre des représentants, Sénat), à l’exception du judiciaire, qui assure donc aux conservateurs une mainmise idéologique sur le pays même s’ils sont minoritaires – 61 % des Américains se disaient « progressistes » ou « modérés » en 2020, selon l’institut de sondage Gallup. Il est vrai aussi que la majorité de Biden au Sénat est trop courte pour inscrire l’accès à l’avortement dans la loi fédérale, comme il le souhaiterait.

Monde
Temps de lecture : 4 minutes

Pour aller plus loin…

Droit international : quand règne la loi du plus fort
Monde 9 juillet 2025 abonné·es

Droit international : quand règne la loi du plus fort

Les principes du droit international restent inscrits dans les traités et les discours. Mais partout dans le monde, ils s’amenuisent face aux logiques de puissance, d’occupation et d’abandon.
Par Maxime Sirvins
Le droit international, outil de progrès ou de domination : des règles à double face
Histoire 9 juillet 2025 abonné·es

Le droit international, outil de progrès ou de domination : des règles à double face

Depuis les traités de Westphalie, le droit international s’est construit comme un champ en apparence neutre et universel. Pourtant, son histoire est marquée par des dynamiques de pouvoir, d’exclusion et d’instrumentalisation politique. Derrière le vernis juridique, le droit international a trop souvent servi les intérêts des puissants.
Par Pierre Jacquemain
La déroute du droit international
Histoire 9 juillet 2025 abonné·es

La déroute du droit international

L’ensemble des normes et des règles qui régissent les relations entre les pays constitue un important référent pour les peuples. Mais cela n’a jamais été la garantie d’une justice irréprochable, ni autre chose qu’un rapport de force, à l’image du virage tyrannique des États-Unis.
Par Denis Sieffert
Yassin al-Haj Saleh : « Le régime syrien est tombé, mais notre révolution n’a pas triomphé »
Entretien 2 juillet 2025 abonné·es

Yassin al-Haj Saleh : « Le régime syrien est tombé, mais notre révolution n’a pas triomphé »

L’intellectuel syrien est une figure de l’opposition au régime des Assad. Il a passé seize ans en prison sous Hafez Al-Assad et a pris part à la révolution en 2011. Il dresse un portrait sans concession des nouveaux hommes forts du gouvernement syrien et esquisse des pistes pour la Syrie de demain.
Par Hugo Lautissier