Science avec conscience… de ses émissions de CO2

Conférences à l’autre bout de la planète, achats de matériel, chauffage des bâtiments… Le collectif Labos 1point5 planche sur la réduction de l’empreinte carbone de la recherche.

Pauline Gensel  • 1 juin 2022 abonné·es
Science avec conscience… de ses émissions de CO2
© Michel Bureau / Biosphoto / AFP

Le déclic lui est venu à la lecture d’un article passant au crible les habitudes de vie de certains grands scientifiques américains. Il était question des panneaux solaires sur la maison du climatologue Michael E. Mann, du ranch et des voitures de James E. Hansen, autre grand climatologue. Tamara Ben Ari, chercheuse en agronomie et en science de l’environnement à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, -l’alimentation et l’environnement, prend peur. « J’ai réalisé que, si l’on ne se préoccupait pas de la question des émissions des scientifiques, cela pouvait nous revenir en boomerang et fragiliser nos résultats. Or nous avons besoin d’une science forte pour comprendre la situation écologique et sociale et nous donner les moyens d’agir. »

En 2016, une étude publiée dans la revue scientifique–Climatic Change montrait que la crédibilité des chercheurs diminuait lorsqu’ils présentaient une empreinte carbone élevée. Une perte de crédibilité qui influe sur la volonté des individus de transformer leurs habitudes de consommation d’énergie. « Dans quelques années, les citoyens à qui des efforts importants auront été demandés vont se retourner vers nous, affirme la chercheuse. Et nous interpeller : “Vous qui affirmez que la situation est grave, que faites-vous ? Qu’avez-vous changé dans vos pratiques professionnelles ? Vous continuez à voyager, à utiliser de l’énergie sans vous poser de questions.” C’est déjà le cas lorsque est dénoncée la prétendue hypocrisie des scientifiques. Et c’est ce piège que nous voulons éviter. »

Alors, en 2019, Tamara Ben Ari fonde, avec Olivier Berné, chercheur à l’Institut de recherche en astrophysique et planétologie, le collectif Labos 1point5. Celui-ci rassemble des membres du monde académique, de toutes disciplines et sur tout le territoire français, autour d’un objectif commun : mieux comprendre et réduire l’impact des activités de recherche scientifique sur l’environnement, en particulier sur le climat. Pour ce faire, le collectif a développé un outil, « GES 1point5 », qui permet aux laboratoires qui le souhaitent de calculer leur empreinte carbone : 450 des 2 300 organismes présents sur le territoire français l’utilisent déjà. Si les premiers résultats ne sont pas encore représentatifs, ils permettent cependant d’identifier les principales sources d’émissions de gaz à effet de serre : les achats, que ce soit pour du matériel ou pour des prestations de service, les voyages en avion, le chauffage et l’électricité.

Il faut aussi réfléchir aux conditions de travail et d’évaluation des carrières.

Ces postes d’émission diffèrent grandement en fonction des laboratoires : pour des établissements qui comprennent des animaleries, par exemple, le chauffage peut constituer le premier poste d’émissions, tandis que pour d’autres, en particulier dans le domaine des sciences sociales ou encore des mathématiques, les trajets en avion seront plus importants. L’organisation spatiale des laboratoires joue elle aussi un rôle non négligeable, avec des trajets domicile-travail qui varient entre les métropoles et les autres villes de France. « Face à une telle hétérogénéité, les décisions d’arbitrage pour une diminution de l’empreinte carbone doivent être prises à l’échelle des laboratoires, analyse Tamara Ben Ari. Une seule mesure phare qui s’appliquerait uniformément à tous les -établissements -risquerait de manquer de pertinence et d’efficacité. »

Échanges d’informations

Une fois l’empreinte carbone calculée, une phase de discussion et de réflexion s’engage au sein même du laboratoire. Labos 1point5 accompagne les établissements qui le souhaitent, en proposant des formations et en aidant à l’organisation des délibérations pour faire en sorte que l’ensemble de la structure se sente concerné. Le collectif travaille également sur la constitution d’un réseau dans lequel les participants auront la possibilité d’échanger des informations horizontalement. « Un laboratoire pourrait trouver d’autres établissements qui lui ressemblent en termes de discipline ou de localisation, par exemple, voir quelles décisions y ont été prises, où ils en sont dans la réduction de leur empreinte carbone », détaille Tamara Ben Ari.

À Villeurbanne, l’Institut Camille–Jordan, spécialisé dans les mathématiques, a mesuré son empreinte carbone à partir de ces outils. Alors que les trajets en avion représentent la moitié de ses émissions, la commission sur l’impact environnemental de -l’établissement envisage la mise en place de mesures contraignantes pour limiter ces déplacements. Mais Louis Dupaigne, maître de conférences et membre de la commission, le reconnaît : tous les scientifiques ne sont pas favorables à ces modifications de leurs pratiques. « En mathématiques, c’est d’abord en travaillant devant un tableau, avec des collègues, que nous avançons dans nos recherches. Les déplacements en avion touchent au cœur de notre métier, et les chercheurs ont du mal à envisager qu’on puisse les restreindre dans ce domaine. »

Le Centre d’économie et de sociologie appliquées à l’agriculture et aux espaces ruraux y est pourtant parvenu. Le laboratoire s’est fixé comme objectif de diviser par deux ses émissions liées au transport aérien entre 2019 et 2024 grâce à la mise en place d’un quota collectif, distribué en priorité à celles et ceux qui en ont le plus besoin et pour des séjours de longue durée. « Nous essayons de pousser les chercheurs à partir plus d’un mois au sein d’une unité de recherche à l’étranger, et non pour un colloque de trois ou quatre jours seulement, explique Stéphane Blancard, directeur du centre. Cela permet de développer des collaborations pérennes, et donc de continuer à se constituer un réseau. »

« Mon directeur parcourait le monde en avion pour parler de l’impact du changement climatique sur la biosphère. »

Car c’est l’un des éléments qui effraient certains scientifiques : les conséquences d’une limitation du nombre de vols sur leur réseau professionnel. Les colloques représentent une occasion de présenter des sujets de recherche et d’échanger avec d’autres scientifiques en vue d’une future collaboration. Mais, en réalité, cela ne concerne qu’une minorité de chercheurs. « L’empreinte voyage est très inégalement répartie, pointe Tamara Ben Ari. Dans les données que nous possédons aujourd’hui, on constate que 15 % des effectifs des laboratoires réalisent plus de 50 % de l’empreinte liée aux déplacements. Ce qui reflète des inégalités de pouvoir et de statuts que l’on peut -questionner. »

Autre inquiétude au sein de la communauté scientifique : ces modifications dans les pratiques des chercheurs ne risquent-elles pas d’avoir des conséquences sur la qualité de leur travail ? Pour Antoine Hardy, doctorant en sociologie des sciences qui réalise une thèse sur les conditions sociales du travail scientifique à travers la question de l’empreinte carbone des activités de recherche, les preuves manquent encore pour poser un tel postulat. « Les pratiques professionnelles ne sont pas des lois physiques. On peut travailler -différemment sans pour autant sauter du train de la recherche. La situation liée au covid nous a montré qu’il était possible d’échanger avec des collègues du monde entier ou de participer à des conférences sans se déplacer, ce qui peut avoir des effets bénéfiques pour des chercheurs qui ont des problèmes de santé, de visa ou de budget. »

Une question politique

Ces craintes des scientifiques s’inscrivent dans une problématique plus large, liée au contexte d’intense compétition entre les chercheurs et entre les laboratoires, avec une course à la publication et une recherche de prestige et de reconnaissance dans la participation aux conférences internationales. « Pour rendre la recherche compatible avec les contraintes environnementales, il faut aussi réfléchir aux conditions de travail et d’évaluation des carrières, estime Antoine Hardy. Quels pourraient être les modes d’évaluation, les critères de recrutement, la structure des financements ou le rapport au temps d’une recherche bas carbone ? Et comment celle-ci pourrait-elle ne pas reproduire, par exemple, la précarité et le harcèlement dont sont victimes tant de collègues ? C’est une question aussi bien scientifique que politique. L’important, ce ne sont pas les trajectoires individuelles, mais ce que nous ferons collectivement de la recherche. »

On le voit, le chantier est vaste, Tamara Ben Ari sait qu’il faudra du temps avant de convaincre l’ensemble de la communauté scientifique. Elle le reconnaît : elle-même a tardé à faire le lien entre les données qu’elle traitait dans son domaine d’étude, la science de l’environnement, et ses pratiques de chercheuse. « Quand j’étais en thèse, mon directeur de laboratoire parcourait le monde en avion avec sa carte de “voyageur régulier” pour parler de l’impact du changement climatique sur la biosphère. À l’époque, j’étais gênée, mais je ne suis pas certaine que j’avais vraiment pris la mesure des choses. En réalité, la prise de conscience arrive assez lentement : ce sont des processus de basse fréquence que je retrouve aussi chez mes collègues. C’était bien sûr avant les accélérations récentes du contexte climatique, qui me semblent avoir changé la donne. »

Labos 1point5 essaie aujourd’hui de créer des espaces de discussion, pour réfléchir sur l’empreinte carbone de la recherche, mais aussi pour plancher sur le système scientifique de manière plus globale, les logiques qui l’animent et les inégalités qu’il renferme. « Nous devons, tous ensemble, regarder minutieusement nos pratiques, échanger et faire l’expérience de discussions qui peuvent être difficiles et qui pourront prendre la forme d’affrontements entre certaines valeurs et visions de notre travail. C’est aujourd’hui essentiel si nous voulons tenir dans les secousses à venir. »

Écologie
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