Au Chili, des vents contraires soufflent sur la nouvelle Constitution

Le 4 juillet, la Convention constitutionnelle a remis au président Gabriel Boric une Constitution écologique et sociale à laquelle s’opposent fortement les forces libérales et réactionnaires.

Marion Esnault  • 6 juillet 2022 abonné·es
Au Chili, des vents contraires soufflent sur la nouvelle Constitution
María Quinteros, Elisa Loncón et Jaime Bassa lors d’une séance de l’Assemblée constituante, le 5 juin 2022.
© MARCELO HERNANDEZ/Getty Images South America/Getty Images/AFP

Ce lundi 4 juillet, sur les hauteurs de la colline Santa Lucía, au pied de la cordillère des Andes, à Santiago du Chili, les Constituants des peuples originaires se réunissent, aux sons des tambours mapuches. À l’aube, ils bénissent la nouvelle Constitution – Carta Magna – qu’ils remettront dans quelques heures au nouveau président, Gabriel Boric. Le froid saisissant de l’hiver austral n’a pas découragé leur détermination à rester mobilisés pour qu’elle soit approuvée.

Il y a un an très exactement, ils se réunissaient sur cette même colline pour inaugurer, à leur manière, le processus constitutionnel que la révolte sociale d’octobre 2019 avait fait naître. Paritaire, l’Assemblée constituante comptait 17 sièges réservés à des représentants des peuples autochtones. En douze mois, 154 citoyens, issus de partis politiques et de mouvements sociaux, ont relevé le défi de rédiger une nouvelle Loi fondamentale. Le Chili y est défini comme un État « plurinational, interculturel et écologique ». L’existence des peuples autochtones et de diverses nations est reconnue, et une certaine autonomie est accordée aux communautés autochtones. Une victoire notable alors que l’histoire du Chili avec ses peuples originaires est conflictuelle. Cette plurinationalité représente une avancée majeure, pour le pays et toute la région latino-américaine.

51 % des sondés ont déclaré qu’ils voteront « non » à la nouvelle Constitution.

Après la cérémonie atypique matinale, les Constituants se sont rendus à l’ancien Congrès national, où ils ont siégé durant ces douze derniers mois. À leur arrivée, les journalistes de la presse nationale et internationale, nombreux, ont recueilli leurs impressions avant qu’ils pénètrent dans le bâtiment et vivent leur dernière séance. Hernán Larraín, constituant des districts de La Reina, Las Condes et Vitacura, les plus riches de Santiago, dénonce « une Constitution non représentative » qui « a méprisé les emblèmes du Chili ». Ancien collaborateur du président milliardaire conservateur Sebastián Piñera, il dénonce « une Constitution qui ne reflète pas une grande partie de la population chilienne. » L’élection des 154 constituants en mai 2021 avait largement été gagnée par les partis de gauche et les indépendants, qui représentaient plus de deux tiers de l’Assemblée. La droite, minoritaire, n’a réussi à faire adopter que quelques articles mineurs. Avant même que le texte ne soit définitif, elle menait campagne pour le « Non » à la nouvelle Constitution.

Décentralisation

Ce lundi 4 juillet, à 10 heures, l’actuelle présidente de la Convention constitutionnelle, María Elisa Quintero a inauguré la 110e et dernière séance, en sonnant la clochette dorée. Son vice-président, Gaspar Domínguez, médecin représentant des minorités LGBT, a ouvert les prises de parole en soulignant dans un premier temps que « la diversité ne doit pas diviser, comme cela a pu être dit » et que c’est « un pas nécessaire pour construire l’unité et l’égalité ». Puis, il s’est ému de « voir comment la décentralisation est une des grandes caractéristiques » de ce nouveau texte. La proposition constitutionnelle définit « le Chili comme un État régional qui doit garantir des politiques publiques pertinentes pour les territoires qui vivent des réalités distinctes ». Du désert d’Atacama à la Patagonie en passant par les vallées transversales, les différences géographiques, sociales et économiques du Chili ont convaincu l’Assemblée constituante de reconnaître « la spécificité des territoires et l’organisation en régions et communes autonomes ». Gaspar Domínguez a également souligné « le caractère central que la nature a eu dans la discussion » et a reconnu que « la crise climatique constitue la plus grande menace pour notre espèce ».

Après les discours, le nouveau président du Chili, Gabriel Boric, est entré dans le salon d’honneur de l’ex-Congrès national, entouré de ses compagnons de la révolte étudiante de 2011 qui les a menés au pouvoir. Izkia Siches, ministre de l’Intérieur, Giorgio Jackson, secrétaire général du Président, et Gabriel Boric – la trentaine tous les trois – ont signé le décret qui convoque le référendum du 4 septembre prochain. Puis, la présidente de l’Assemblée a clos cette dernière séance en dissolvant la Convention constitutionnelle. Le pays est désormais lancé dans deux mois de campagne qui aboutiront à l’« adoption » ou au « rejet » du nouveau texte fondateur.

À travers ses 388 articles, la proposition de nouvelle Constitution répond aux principales revendications des manifestants de 2019. Elisa Loncón, constituante mapuche qui fut présidente de l’organe rédacteur de juillet 2021 à janvier 2022, se dit « satisfaite et fière du texte constitutionnel qui est présenté aux citoyens ». Elle soutient que « la nouvelle Constitution garantit le droit à l’éducation gratuite et à la santé publique, le droit au logement, le droit à vivre dans un environnement sain » et invite « les citoyens à s’informer correctement » et « à se concentrer sur la vérité du texte constitutionnel ».

Le texte consacre des « droits à la nature » et instaure un fondement à l’écocide.

Pendant les douze mois d’écriture de la nouvelle Constitution, la vie de l’Assemblée a été rythmée par une campagne de dénigrement qui n’a pas échappé au président de la République : « Nous savons que pour les constituants, cela n’a pas été facile. Parce que la démocratie, ce n’est pas facile ! […] C’est une nouvelle étape [qui s’ouvre]. Pour lire, étudier et mettre en débat la proposition de nouvelle Constitution. » Il a enfin solennellement invité les « institutions du Chili, les partis politiques, les médias et tous les habitants à débattre intensément sur le texte proposé, mais pas sur des faussetés ou des interprétations catastrophiques ».

« Campagne de diffamation »

Selon le dernier sondage de l’agence Cadem, 51 % des enquêtés ont déclaré qu’ils voteront « non » à la nouvelle Constitution le 4 septembre. Dans le même temps, Gabriel Boric est au plus bas dans les sondages d’opinion (34 %) depuis le début de son mandat en mars dernier. Pendant l’année d’écriture du nouveau texte, plusieurs constituants, surtout issus des mouvements sociaux, ont affirmé qu’une « campagne de diffamation » était menée contre la Convention constitutionnelle. Certains journaux comme Las Últimas Noticias ont mis en une des titres tels que « Des analystes commentent la baisse de confiance envers la Convention » ou « Le processus constituant cherche à diviser le pays ». Le peuple chilien semble aujourd’hui effectivement divisé sur l’avenir de cette nouvelle Carta Magna.

Malgré les résultats des dernières élections qui ont provoqué un basculement historique du pays à gauche, les deux prochains mois de campagne pourraient bien aboutir à des prolongations du processus constitutionnel. Car si tous les constituants s’accordent sur la volonté du peuple de tourner la page de la Constitution de 1980 instaurée sous Pinochet, ils se divisent sur le contenu et l’interprétation du nouveau texte. Les défenseurs du « non » alertent par exemple sur « le danger que représente le texte pour le droit à la propriété ».Quand les défenseurs du « oui » mettent en avant qu’ils ont déprivatisé l’eau, que la Constitution de 1980 a transformée en bien marchand à vendre ou à louer.

La proposition constitutionnelle est particulièrement réformatrice sur le plan écologique et pourrait être un exemple inspirant pour de futures constitutions. Elle reconnaît que « l’humanité se confronte à une crise climatique et écologique qu’elle doit prendre en charge ». Elle consacre des « droits à la nature » et instaure ainsi un fondement constitutionnel à l’écocide. La nouvelle Carta Magna protège également « les écosystèmes tels que les glaciers et les zones humides ». L’environnement fut au centre de débats mouvementés lors des délibérations autour de certaines normes. Le Chili exploite tous ses sous-sols pour extraire son cuivre (1er producteur mondial) ou appauvrit ses sols pour l’industrie forestière. Certaines propositions environnementales de la nouvelle Constitution pourraient limiter les intérêts économiques de secteurs influents, comme le secteur minier ou agroforestier.

Sur le plan social, le texte propose « le droit à la santé et au bien-être physique et mental », elle garantit « le droit à l’éducation selon les principes de coopération, de non-discrimination, d’inclusion, de justice ». Elisa Loncón estime que ce sont là « des avancées majeures qui répondent aux demandes des citoyens ». Sa collègue constituante mapuche Rosa Catrileo va même plus loin en réaffirmant que l’Assemblée représentait « 13 % des peuples originaires » et qu’elle était donc « bien plus représentative que n’importe quelle institution chilienne ne l’avait été par le passé ». Elle dénonce par ailleurs « tout l’argent injecté dans la campagne du rejet pour la nouvelle Constitution ».

Dans l’immédiat, les forces néolibérales historiques sont vent debout face aux progressistes qui tentent d’instaurer ce nouveau pacte social. Les courants politiques de droite ont déjà proposé à plusieurs reprises que les chambres parlementaires se saisissent du texte et proposent une nouvelle version. Une solution qui jouerait en leur faveur, le Congrès étant plus au centre que la Convention constitutionnelle ne l’était.

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