Bertrand Badie : « Les frontières sont inégalement infranchissables »

Spécialiste de relations internationales, Bertrand Badie s’interroge sur la pertinence et l’efficacité des lignes de séparation entre États dans le contexte actuel.

Olivier Doubre  • 8 juillet 2022 abonné·es
Bertrand Badie : « Les frontières sont inégalement infranchissables »
Des boules végétales ornant un mur à Calais.
© Yann Avril/Biosgarden/Biosphoto/AFP

Bertrand Badie est l’auteur de nombreux ouvrages de géopolitique et sur les relations internationales. Depuis 2007, il dirige avec Dominique Vidal, spécialiste du conflit israélo-palestinien, la série L’État du monde (La Découverte, dès l’an prochain aux éditions des Liens qui libèrent), qui, chaque année, recense les tensions à travers le globe, les concurrences économiques, les problèmes écologiques, les différents conflits et jeux d’influence entre ex-empires, États et autres fédérations. Il est l’un des chercheurs français les plus pertinents pour analyser la notion de frontière, à l’heure de la mondialisation et d’un ordre inter-national devenu multipolaire.

La définition de la frontière a évolué avec le temps. Comment s’est-elle renouvelée ces dernières décennies ?

Aucun douanier n’arrête les ondes, les idées, les imaginaires…

Bertrand Badie : Il faut d’abord rappeler que la frontière n’a pas existé de toute éternité : c’est un construit de l’histoire. Et d’une histoire en particulier qui est d’abord celle de l’Europe post–féodale, c’est-à-dire à une époque où il s’agissait de dépasser le modèle, tenu désormais pour inefficace, d’une spatialisation incertaine, enchevêtrée, hiérarchisée par le jeu des vassalités. C’est ce qui s’est produit dans le contexte de la Renaissance et fut justement l’invention d’une territorialisation rigoureuse du politique, qui faisait de la frontière la marque absolue de l’autorité de l’État en construction.

Bertrand Badie Professeur émérite des universités, à Sciences Po-Paris en particulier. Dernier livre paru : Les Puissances mondialisées. Repenser la sécurité internationale, Odile Jacob, 2021. Pour notre sujet, on pourra aussi se référer à d’autres de ses nombreux livres, comme Nous ne sommes plus seuls au monde. Un autre regard sur « l’ordre international » (La Découverte, 2016) ou La Fin des territoires (Fayard, 1995).
Cette invention de la frontière rompait non seulement avec le passé féodal, mais simultanément aussi avec d’autres passés, qui étaient ceux des histoires impériales. En effet, le propre d’un empire est de ne pas avoir de frontières, mais des limes, des marges successives, ou des marches. Ce qui conserve une certaine pertinence aujourd’hui, puisqu’on voit bien que tous les États -contemporains issus d’une histoire impériale (qu’il s’agisse de la Russie, de la Turquie, de la Chine ou d’autres encore) sont marqués par cette incertitude persistante quant à leur bornage.

Nous voyons bien aujourd’hui avec l’affaire ukrainienne que la notion formelle et institutionnelle de frontière n’a pas sa pertinence, ou du moins qu’elle est tout à fait relative. Il y a donc eu un moment fort d’invention, le Moyen Âge, qui a abouti sur le plan politique à ce que nous appelons dans notre jargon « le système westphalien », c’est-à-dire à cette carte de -l’Europe très nettement dessinée, dont la « paix de Westphalie » va être un moment privilégié d’expression, même si ce n’est pas le seul (1).

C’est aussi de cette invention de la frontière que dérive la volonté de rectifier les séparations, qui désormais laisseront la place à un ordre rectiligne de délimitations des territoires, se substituant alors à la logique d’enchevêtrements et d’enclaves héritée de la féodalité. C’est alors qu’apparaît la figure rayonnante de Vauban, « l’homme des remparts », qui croyait justement qu’en tirant au cordeau les séparations entre États on pourrait créer un ordre international de coexistence durable. Aujourd’hui, formellement, ces frontières issues de la Renaissance demeurent en partie, mais elles ont eu l’ambition de s’universaliser, jusqu’en Afrique, en Asie ou sur le continent américain. Avec un droit international qui reste articulé totalement à cette idée de frontière telle qu’on l’a inventée en Europe à la Renaissance.

Le concept n’a-t-il pas évolué, toutefois ?

En effet, l’histoire ne s’est pas arrêtée là ! La technologie a évolué, les comportements sociaux ont évolué, et surtout la mondialisation est passée par là. Aujourd’hui, dans notre monde globalisé, intercommunicant et donc largement déspatialisé, la frontière n’a plus du tout le même sens. Mieux, alors qu’elle était une institution claire, et même quasiment univoque, elle s’est chargée d’ambiguïtés. J’en distinguerai principalement trois.

La première ambiguïté est qu’il est infiniment plus facile qu’autrefois de franchir des frontières. Peut-être pas au sens physique du terme, mais en tous les cas au sens virtuel : les ondes, les images, donc les idées, les imaginaires, les sentiments traversent les frontières sans qu’aucun douanier ne puisse les arrêter. Cela bouleverse profondément l’ordre politique puisque, autrefois, celui-ci reposait sur des -gouvernants qui détenaient le monopole des autorisations et des droits de franchir une frontière, en délivrant des visas à leurs gouvernés selon leur seule appréciation ou leur bon vouloir. Et c’est aussi le cas, on le sait bien aujourd’hui, pour les capitaux : un investisseur, un individu ou même un narco-trafiquant peut faire franchir les frontières même à de gros montants, très facilement.

J’ai employé à dessein le terme « bouleversant » car la frontière organisait jadis un monde qui faisait du principe de souveraineté, de coexistence et de compétition la base même de l’ordre international. Ces trois principes se voient détrônés par un autre que nous maîtrisons mal : celui d’interdépendance. Et dans un monde où l’interdépendance l’emporte sur la souveraineté, que reste-t-il aux frontières pour pouvoir s’affirmer ?

Enfin, la troisième source de dépassement provient du fait que nous entrons dans un monde de globalité, c’est-à-dire où les vrais défis ou la vraie sécurité ne sont plus nationaux mais bien globaux. Si le covid-19 frappe des millions de personnes, ce ne sont pas les frontières qui vont l’arrêter ! Ni la coexistence de 193 politiques nationales s’exprimant à l’ONU. Quant à -l’urgence climatique, c’est exactement pareil : la frontière ne joue aucun rôle sur ce point. Il n’y a que les douaniers français qui ont réussi à arrêter en 1986 le nuage radioactif de Tchernobyl aux frontières de l’Hexagone !

Les frontières ne paraissent donc plus en mesure de répondre à leurs fonctions classiques. Après le cycle des décolonisations, parvient-on enfin à solder, sur ce point, l’héritage des grands empires coloniaux européens qui ont, là aussi, tracé au cordeau les frontières de ces États alors sous domination européenne ?

Étrangement, ces frontières totalement imposées, arbitraires, nées de rapports de force anciens entre puissances extra–continentales, ne font pas l’objet de beaucoup de contestations. J’ai toujours été frappé par le fait qu’en Afrique, par exemple, il n’y a eu que très peu de guerres interétatiques. Les conflits en Afrique sont pour la plupart infra-étatiques. Et s’il y a eu parfois des tentatives de sécessions territoriales, elles ne sont pas tant dues à des questions de tracés anciens de frontières qu’à certaines déstabilisations internes à des États, comme au Soudan, avec la sécession du Sud-Soudan, entre l’Érythrée et l’Éthiopie, en Somalie…

Cela montre finalement qu’il ne s’agit pas vraiment de litiges frontaliers tels que nous les entendons habituellement ; c’est souvent bien plus complexe. Je dirais même qu’il s’agit davantage de réinterprétations sociales de la frontière et de sa fonction que de la contestation d’un simple tracé. On voit souvent une gestion empirique des frontières en Afrique, avec des stratégies de contournement ; ou l’apparition de commerces transfrontaliers, d’échanges, de tractations, voire de trafics… Il y a donc là une réutilisation sociale de la frontière qui défie les canons classiques du droit international public.

En quoi les frontières peuvent-elles être considérées comme une arme politique pour les États ? Que protègent-elles et qui ?

Cette question appelle des réponses apparemment contradictoires, et il faut essayer de réfléchir à cette contradiction. La frontière est à la fois un instrument d’affirmation et un instrument de repli. Tout d’abord, un instrument -d’affirmation puisque, depuis la Renaissance, le projet privilégié des princes était de repousser les frontières le plus loin possible afin d’agrandir leurs territoires. Il y avait ainsi un « appétit territorial » qui correspondait à la ressource inégalable que constituaient autrefois le territoire et sa superficie. Cela a ainsi banalisé ce qu’on appelait les guerres de conquête ou d’annexion, avec l’idée sous-jacente que seul le rapport de puissance compte : quand vous devenez plus fort que le voisin, vous essayez sinon de l’absorber, du moins de rectifier en votre faveur la séparation frontalière. Cet aspect n’a pas disparu aujourd’hui, mais il est, je crois, en assez forte régression : les appétits de conquête se font plus rares et ils touchent davantage les anciens empires (on pense ici à la Russie) que l’ensemble des États. Notamment parce que nombre de ceux-ci se sont mis à considérer que les appétits territoriaux étaient plus coûteux que rentables, d’une part, et même à penser, d’autre part, que l’ampleur territoriale n’était pas forcément un avantage et pouvait même être un boulet, comme l’avait déjà très justement remarqué l’économiste britannique Susan Strange à propos de l’URSS.

Ensuite, la frontière anime peut-être davantage de desseins de repli que de conquête, c’est-à-dire à la fois d’embastillement et d’affirmation de sa souveraineté. Aujourd’hui, ce qui vient à l’esprit en ce sens, c’est la « protection » – avec beaucoup de guillemets ! – contre les flux migratoires. Ainsi sont apparus ces fameux « murs », comme entre le Mexique et les États-Unis, ceux que les Espagnols ont construits entre le Maroc et les enclaves de Ceuta et Melilla, et bien d’autres, notamment aux limites de l’Union européenne… Or, il faut comprendre là à quel point la frontière se trouve recyclée dans sa fonction, car ces stratégies de repli doivent être interprétées dans plusieurs directions. Souvent, à l’origine du repli, il y a le mécanisme identitaire, avec ces discours tenus par exemple en Pologne ou en Hongrie sur le « risque d’islamisation » de -l’Europe. Mais, sans tomber dans la radicalité identitaire, ce peut être tout simplement aussi un repli égoïste, c’est-à-dire le refus de partager, comme on le voit un peu partout sur la planète, surtout dans le monde dit développé.

Aujourd’hui, la frontière anime davantage de desseins de repli que de conquête.

Il peut également y avoir le repli sécuritaire, multipliant les contrôles aux frontières pour protéger sa sécurité. Ce qui est d’ailleurs, sociologiquement et politiquement, absurde puisqu’on sait bien que l’insécurité est un phénomène qui transcende toujours les frontières. Je parlais des insécurités globales, notamment climatique et sanitaire : ce ne sont pas les frontières qui vont les arrêter ! Car toute une série de menaces germent à l’intérieur même des États, contre lesquelles les frontières n’ont aucune influence. À commencer par les actes terroristes qui, pour beaucoup, ont été perpétrés par des individus vivant sur le territoire national.

Ces trois types de repli (identitaire, égoïste, sécuritaire) sont en réalité trois leurres, ou trois illusions, très en vogue auprès des opinions publiques qui se plaisent à y croire, et dont je me demande souvent si leur mise en avant démagogique dans les discours politiques ne dissimule pas finalement une attitude plus cynique de la part des autorités : si les frontières venaient à disparaître, c’est leur propre autorité qui serait remise en cause. Dans le sens où, in fine, nos autorités étatiques sont angoissées à l’idée de perdre leurs pouvoirs régaliens au profit d’une gouvernance globale. Car on sait bien qu’il est beaucoup plus efficace de lutter, par exemple, contre la pandémie de covid-19 au moyen d’une gouvernance globale, qui serait remise entre les mains d’agences spécialisées, à l’instar de l’OMS. Ce serait une considérable déperdition de pouvoir pour ces dirigeants étatiques, lesquels raniment donc la fiction – et l’inefficacité – des frontières pour se redonner du pouvoir : cela a donné la « guerre » des masques, des tests, des vaccins, et tout ce à quoi nous avons assisté ces deux dernières années.

Peut-on penser que les frontières n’ont aujourd’hui qu’une fonction discriminante, selon votre nationalité (ou la couleur de votre passeport), dans le sens où les Européens ou les Nord-Américains passent aisément la plupart des frontières, tandis qu’un ressortissant d’un pays du Sud a bien peu de chances d’en franchir une ?

Tout à fait. Je dirais que les frontières sont inégalement infranchissables. On l’a vu tout récemment avec la crise ukrainienne, quand les barrières se sont levées très rapidement pour accueillir les réfugiés ukrainiens (ce qui était en soi tout à fait positif), mais abaissées tout aussi vite dans le cas d’un étudiant africain qui résidait à Kyiv ou à Kharkiv. Et le départ de l’armée états-unienne d’Afghanistan en août dernier a suscité des peurs énoncées ouvertement sur le risque massif d’arrivées de réfugiés, quand six mois plus tard, devant l’agression russe en Ukraine, on a entendu, de toutes parts, même des plus inattendues, tant de discours enflammés et solidaires sur notre devoir d’accueillir les Ukrainiens !

Ce type de réaction laisse, d’un certain point de vue, apparaître les vraies frontières, invisibles celles-là, qui relèvent plus du « choc des civilisations » de Samuel Huntington (2) que celles du droit international public. Le paradoxe est que, s’il n’y a pas de véritable « choc » de civilisations (puisqu’elles ne sont pas destinées à s’affronter), le risque augmente à force de le répéter, dans une sorte de prophétie autoréalisatrice. Et nous y sommes aujourd’hui, de fait, de plus en plus -confrontés.

Aussi, diriez-vous que la frontière est finalement d’abord une question de perception ?

C’est de toute façon une question de perception ! Parce que les vraies frontières, et je dirais les plus redoutables d’entre elles, sont de toute façon dans les esprits des personnes : cet a priori qui rejette notamment ceux d’une religion différente – on en a peu parlé, mais les Ukrainiens sont aussi chrétiens, alors que les Syriens sont pour une très grande part musulmans. Voilà les véritables frontières ! Mais il y a certainement pire : celles que j’appellerais les frontières « impossibles ». C’est-à-dire tous ces peuples auxquels on refuse une frontière. Et je pense ici, en premier lieu, aux Palestiniens.

Le cas du peuple palestinien est tout à fait remarquable parce que tous les aménagements qui ont été réalisés refusent, dans une sorte de contre-pied total, toute idée de véritable frontière, au bénéfice de « fausses frontières ». Telles la Cisjordanie et ses divisions imposées par les Israéliens en différentes zones, qui ne s’appliquent à peu près qu’aux seuls Palestiniens. On voit bien là non seulement les logiques de repli dont je parlais auparavant, mais aussi la négation du droit de l’autre à avoir son propre repli, c’est-à-dire son propre espace, ou son espace propre. Donc une frontière. C’est aussi le cas des Tchétchènes, ou encore des Kurdes.


(1) Traités de paix signés à Münster (aujourd’hui en Allemagne) en 1648, qui mettent notamment fin à la guerre de Trente Ans entre le Saint Empire romain germanique et plusieurs États allemands protestants. Ils fondent un nouvel ordre international entre États européens, délimités par des frontières plus claires.

(2) Intellectuel néoconservateur et professeur à Harvard, Samuel Huntington prédit, dans un essai éponyme paru en 1996 aux États-Unis, ce supposé « choc » à venir, après la chute de l’URSS et du rideau de fer. Il énonce ainsi, dans cette théorie chère aux réactionnaires, les nouveaux « dangers » d’un monde multipolaire fait d’affrontements désormais civilisationnels, identitaires et religieux.

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