Contrôle des frontières : le malsain marchandage de l’UE

Depuis deux décennies, l’Europe externalise la maîtrise de ses flux migratoires. Au risque de traiter avec des partenaires peu démocratiques et toujours plus gourmands financièrement.

Simon Rico  • 16 juillet 2022 abonné·es
Contrôle des frontières : le malsain marchandage de l’UE
À la frontière gréco-turque, le 15 mars 2020.
© Belal Khaled/NurPhoto/AFP

C’était à la mi-mai 2021. En deux jours, près de 8 000 candidats à l’exil réussissent à pénétrer dans l’enclave espagnole de Ceuta, sur la côte méditerranéenne du Maroc. Durant ce laps de temps, le royaume chérifien a volontairement cessé de contrôler la frontière, pour signifier son mécontentement à Madrid, qui a décidé d’accueillir sur son sol l’un de ses pires ennemis : le dirigeant sahraoui Brahim Ghali, soigné dans un hôpital de la Rioja après avoir contracté le covid-19.

Le chef du gouvernement espagnol s’empresse alors de dénoncer « le manque de respect » de Rabat tandis que sa ministre de la Défense parle d’« agression » et de « chantage ». Pas seulement vis-à-vis de l’Espagne, mais de toute l’Union européenne. Au-delà des tensions anciennes qui régissent les relations entre le Maroc et l’Espagne, cet épisode révèle crûment les limites de l’externalisation du contrôle de ses frontières mise en place par l’UE.

Ce modèle de sous-traitance est loin d’être nouveau : en France, l’ONG Amnesty International et le réseau Migreurop ont été les premiers, dès 2003, à employer le terme d’externalisation, venu du monde de l’économie, pour décrire la politique européenne d’immigration et d’asile. Si l’usage de ce qualificatif s’est généralisé, du côté institutionnel, on préfère parler pudiquement de « dimension externe ».

Des autocrates jouent les chiens de garde en échange de la mansuétude de Bruxelles.

« L’externalisation […] se décline en deux tendances principales, qui ont pour point commun la mise à distance des étrangers», analyse la juriste Claire Rodier, qui dirige le Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti). «Il peut s’agir, pour les pays européens, de délocaliser un certain nombre de tâches qui incombent à l’UE ou à ses États membres en reportant hors de leur territoire certaines procédures relatives à la surveillance de leurs frontières ou à l’instruction des demandes d’asile, tout en en gardant le contrôle. Il peut également s’agir de sous-traitance, qui consiste à faire endosser par des pays non européens tout ou partie de la responsabilité de ces tâches. »

Deal avec Erdogan

Cette politique s’est encore accélérée après la « crise des réfugiés » de 2015, quand sont arrivés plus d’un million de personnes sur le sol européen via la Turquie, la Grèce puis la « route des Balkans », à la suite du déclenchement de la guerre civile en Syrie. Aux abois, l’UE a fini par conclure, le 18 mars 2016, un « accord inédit et controversé (1) » avec Recep Tayyip Erdogan. Le principal objectif était limpide : offrir une véritable manne à l’homme fort -d’Ankara afin de le convaincre de retenir en Turquie les candidats à l’exil. Pas moins de 6 milliards d’euros lui ont alors été promis et, en juin 2021, les Vingt-Sept se sont engagés sur 3,5 milliards d’euros supplémentaires.

Afin d’obtenir puis de préserver cette rente, le président Erdogan n’a eu de cesse de souffler le chaud et surtout le froid. À la fin février 2020, il a par exemple brutalement annoncé l’ouverture des frontières terrestres vers l’UE, furieux du mode d’attribution – sur projet – des fonds européens destinés à son pays pour « fixer » les exilés. En quelques jours, des dizaines de milliers de -personnes ont afflué vers la Grèce. À l’instar de nombreux dirigeants européens, le chef de la diplomatie française de l’époque, Jean-Yves Le Drian, est alors monté sur ses grands chevaux : «L’usage par la Turquie des migrants comme moyen de pression et de chantage sur l’Europe est absolument inacceptable.» La décision prise quinze mois plus tard à Bruxelles confirme pourtant que cette mise sous pression, sur le dos de populations particulièrement précaires, a atteint son objectif.

Pour se barricader, l’Union européenne est souvent prête à s’asseoir sur ses principes démocratiques. Comme Recep Tayyip Erdogan, les autocrates des Balkans occidentaux, notamment Edi Rama en Albanie et Aleksandar Vučić en Serbie, l’ont bien compris et, eux aussi, se prêtent de bonne grâce à leur rôle de « chiens de garde » en échange de la mansuétude de Bruxelles vis-à-vis de leur corruption et de leurs entorses à l’État de droit. «Lorsque les autorités de la région s’efforcent d’empêcher les gens de traverser vers l’Union européenne, elles espèrent obtenir des avantages ailleurs», confirme Rados Durović, le directeur de l’ONG serbe Asylum Protection Center.

La Libye a reçu 250 millions d’euros pour empêcher les migrants d’embarquer vers l’Italie.

Dans ces pays, tous candidats à l’intégration européenne, la sécurisation des frontières est devenue une véritable monnaie d’échange. Malgré sa fermeture officielle, la « route des Balkans » reste en effet l’une des principales voies d’accès vers l’UE. Une coopération étroite avec les autorités de la région a donc été mise en œuvre par Frontex, l’Agence européenne de gardes-frontières et de gardes-côtes, dont les moyens s’élèvent à 758 millions d’euros en 2022. Quitte à se retrouver sous le feu des critiques à cause des innombrables refoulements illégaux et des mauvaises pratiques qui ont fini par pousser son directeur, le Français Fabrice Leggeri, à la démission le 29 avril dernier (lire page 24).

L’alibi de l’aide au développement

En 2015, l’Union européenne a aussi mis en œuvre un autre mécanisme, plus pernicieux, en vue d’éloigner les potentiels migrants : le fonds fiduciaire d’urgence (EUTF), «en faveur de la stabilité et de la lutte contre les causes profondes de la migration irrégulière». Les pays visés sont africains : Sahel, corne de l’Afrique, et ceux bordant la Méditerranée.

Pas moins de 5,2 milliards d’euros ont été alloués en six ans à l’EUTF, la plupart venant du Fonds européen de développement. Or, comme le remarque Claire Rodier, cet argent «n’est pas utilisé pour aider au développement des États africains qui en ont le plus besoin, il est prioritairement affecté aux pays considérés comme les principaux pourvoyeurs de migrants vers l’Europe».

Si le nombre de migrants africains entrés dans l’Union européenne a effectivement baissé, celui des déplacés internes sur le continent a en revanche presque doublé entre 2015 et 2020, d’après les chiffres du Haut Commissariat aux réfugiés des Nations unies. Force est donc de constater que l’objectif fixé de « lutte contre les causes de l’émigration » a échoué. Peu étonnant lorsque l’on comprend que la priorité a toujours été donnée à la seule sécurisation des frontières.

Sans parler de l’impossible contrôle de l’usage des fonds alloués dans des États où la corruption est galopante. «Nous n’aurons aucun moyen de savoir comment cet argent a été utilisé, car il n’y a pas de transparence», relève ainsi le responsable d’une plateforme d’ONG nigérienne interrogé par Migreurop. Cela confirme les doutes de la Cour des comptes de l’UE, qui s’inquiète « du manque de cohérence et de l’insuffisance des mécanismes de suivi » de l’EUTF. Quant aux passeurs, ils se frottent les mains : leurs affaires tournent mieux que jamais.

« Argent contre migrants »

L’attitude de l’Union européenne à l’égard de la Libye paraît à cet égard particulièrement problématique. Malgré la très forte instabilité politique qui règne depuis la chute de Mouammar Kadhafi fin 2011, le pays a reçu plus de 250 millions d’euros, avant tout pour empêcher les migrants d’embarquer sur des bateaux de fortune en direction de l’Italie.

«L’UE finance depuis les années 2000 des centres de rétention en Libye, pays-tampon qui ne respecte pas les droits humains et n’a de toute façon jamais signé la Convention de Genève sur les réfugiés», observe la chercheuse Virginie Giraudon, spécialiste des migrations. En effet, «les exactions, sévices et violations des droits des migrants tels que la détention arbitraire, la torture ou encore la mise en esclavage sont parfaitement connus et documentés», renchérit Claire Rodier.

Ces derniers temps, certains États européens vont encore plus loin, emboîtant le pas de l’Australie, pionnière dans les accords « argent contre migrants ». Le Royaume-Uni a récemment validé un « partenariat de développement économique » avec le Rwanda pour y transférer des demandeurs d’asile en échange de 120 millions de livres. Gouverné par les sociaux-démocrates (qui s’appuient sur l’extrême droite), le Danemark est le premier membre de l’UE à tenter en ce moment de faire de même, après avoir officiellement conclu fin avril un accord avec le Kosovo pour y délocaliser 300 détenus étrangers avant de les expulser, en s’acquittant de 150 millions d’euros sur dix ans.

Que ce soit au Danemark ou au Royaume-Uni, ces décisions coûteuses, méprisant la convention de Genève et posant des questions de souveraineté, n’ont pas manqué de susciter de nombreuses critiques : le Rwanda n’est pas une démocratie tandis que le système pénitentiaire du Kosovo est miné par la corruption. Il faut croire que dans l’Europe d’aujourd’hui, « gérer les indésirables », pour reprendre l’expression forgée en 2008 par l’anthropologue Michel Agier, c’est avant tout les invisibiliser. Et les repousser toujours plus loin.

(1) Le Point, 18 mars 2016.

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