Afghanistan : « Ici, nous n’avons droit à rien »

Les personnes atteintes par un handicap, dépendantes des ONG internationales, souffrent particulièrement de la crise économique qui frappe le pays depuis le retour des talibans.

Inès Gil  • 31 août 2022 abonné·es
Afghanistan : « Ici, nous n’avons droit à rien »
© Un patient devenu paraplégique après l’explosion d’une bombe est soigné dans un centre de la Croix-Rouge. (Photo : Inès Gil/Hans Lucas.)

Jan (1), où as-tu posé ma tasse de thé ? » demande Abduljalil en tapotant le sol à la recherche du récipient. Sa femme, Nargis, traverse la pièce et s’accroupit pour le lui tendre. Assis sur un toshak, un petit coussin traditionnel afghan disposé dans le salon familial, Abduljalil sirote son thé d’une main. De l’autre, il repasse délicatement le tissu de son kurta, l’habit masculin porté par une majorité d’Afghans.

Incapable de voir, il reste soucieux de son apparence : « Je suis aveugle de naissance, je ne peux apercevoir qu’une vague lumière. Dans la plupart des pays, j’aurais bénéficié d’aides publiques. Mais, en Afghanistan, on n’a droit à rien. » Né au sein d’une famille modeste, il est le seul à avoir intégré l’université : « Ce n’était pourtant pas gagné d’avance, assure-t-il. Mon père a mis du temps à trouver un centre éducatif pour aveugles, j’ai commencé mon éducation à l’âge de 8 ans. À l’époque de la République islamique [2001-2021], les aides internationales pleuvaient sur l’Afghanistan, on avait donc accès à ce genre d’institutions, au moins à Kaboul. Mais, à l’université, les choses se sont compliquées pour moi. J’étudie la littérature persane et on n’a pas de livres en braille. Je dois rémunérer mes camarades 150 afghanis (2) l’heure pour qu’ils me dictent les ouvrages. Ces derniers mois, à cause de la crise, je ne peux plus payer. »

Depuis le retour des talibans, la crise financière du pays fragilise un peu plus la situation des personnes handicapées.

Abduljalil enfile ses chaussures et sort dans les petites rues sinueuses de Dasht-e Barchi, à l’ouest de Kaboul. Plus il s’éloigne de son quartier, et plus les passants posent sur lui des regards curieux : « J’ai eu quelques mauvaises expériences. Un jour, un homme m’a demandé pourquoi je sortais dans la rue si je ne pouvais pas voir. Mais généralement les gens m’aident. » Les Afghans, habitués à la vie en collectif, apparaissent solidaires dans les cercles familiaux et à l’échelle des quartiers. Les personnes touchées par un handicap sont rarement laissées à leur sort. Mais elles sont trop souvent cantonnées aux quatre murs de leur maison, peu poussées à développer des ambitions.

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Photo : aveugle de naissance, Abduljalil Sherzad déplore le manque de services d’aide aux handicapés. (Inès Gil/Hans Lucas)

À quelques kilomètres au sud, en bordure de Kaboul, Abduljalil pénètre dans les minuscules locaux de l’association Roshan Delan. Une dizaine de personnes sont installées. Au milieu, Ahmad Ali Hassani, lunettes de soleil sur le nez, petite canne pour aveugle dans une main, prend la parole : « On est environ 300 membres de l’ONG, tous handicapés. On s’entraide pour trouver du travail et faire remonter nos ­préoccupations aux autorités. Depuis plusieurs mois, nous sommes inscrits sur la liste du ministère des Personnes handicapées, mais on n’a pas de nouvelles. Nous n’avons reçu aucune aide financière de l’émirat. »

Sur le canapé voisin, Hassif Safari fixe le mur, l’air impassible : « J’ai perdu la vue il y a sept ans, indique-t-il. À l’époque, j’étais chauffeur de taxi. Depuis, je n’ai jamais retrouvé de travail. » La législation élaborée sous la République islamique stipule que tout organisme doit employer un minimum de 3,5 % de personnes atteintes de handicap. Cependant, comme beaucoup de textes élaborés alors sous la pression de la communauté internationale, la loi n’est pas appliquée. D’autant plus que, depuis le retour des talibans en août 2021, la crise financière dans laquelle s’enfonce le pays fragilise un peu plus la situation des personnes handicapées.

Un État sans ressources

Dans un bureau du ministère des Martyrs et des Personnes handicapées, le mufti Faysal Khamosh est assis au fond de son fauteuil. Dans un coin de la pièce, derrière lui, un drapeau blanc et noir trône, symbole des talibans. « Après notre retour au pouvoir, on a mis à jour la base de données qui recense les handicapés dans le pays. De faux profils existaient », assure le porte-parole du ministère pour prouver les efforts de l’émirat en matière de lutte contre la corruption.

Il poursuit : « L’Afghanistan compte 300 000 handicapés. On leur verse à tous des pensions. Ceux atteints d’un handicap naturel reçoivent 60 000 afghanis [676 euros] par an, ceux victimes d’un handicap dû à la guerre reçoivent de leur côté 94 000 afghanis [1 059 euros]. » Pourtant, d’après les personnes interrogées au sein de l’association Roshan Delan et selon des rapports publiés par des médias afghans, de nombreux inscrits au ministère n’ont pas reçu de pension depuis plusieurs mois, alors que les aides devaient reprendre l’hiver dernier.

Au total, le budget du ministère s’élève, selon le mufti, à 30,5 milliards d’afghanis (347 millions d’euros) par an, « financé grâce aux taxes que l’on prélève aux frontières. Mais c’est seulement destiné aux pensions, déplore-t-il, on ne peut pas lancer de politique ambitieuse sans aide de l’étranger ».

Les restrictions qui pèsent sur le système bancaire empêchent l’aide au développement de revenir.

De fait, après l’arrivée des talibans en août 2021, les sanctions internationales mises en place contre l’Émirat ont rapidement enfoncé le pays dans une crise violente. Les restrictions qui pèsent sur le système bancaire empêchent l’aide au développement de revenir. De nombreuses ONG ont plié bagage, alors même que le pays est largement dépendant de l’aide internationale pour fonctionner : 80 % du budget de l’État dépend des aides étrangères.

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Photo : Nour Zia, 15 ans, a perdu une jambe et une main à cause d’une mine (Inès Gil/Hans Lucas).

À l’heure actuelle, les États-Unis continuent de confisquer les 7 milliards de dollars de réserves de la Banque centrale d’Afghanistan. Cet argent gelé constitue un manque à gagner colossal pour faire fonctionner l’administration. Après la frappe américaine qui a tué le chef d’Al-Qaida, Ayman Al-Zawahiri, à Kaboul, les sanctions contre les talibans seront plus difficiles à lever, selon Nishank Motwani, chercheur spécialiste de l’Afghanistan à la Harvard Kennedy School. « Pour les organisations humanitaires qui espéraient des changements permettant de faire entrer plus d’argent dans le pays, cela va être d’autant plus compliqué. »

Outre l’absence de moyens financiers, après plus d’un an au pouvoir, les talibans sont critiqués pour leur gestion des affaires étatiques. Si, pendant les années de reconquête du pays, ils ont su mettre en place une organisation efficace afin de mener leur guérilla, ils peinent désormais à gérer le fonctionnement de l’État.

Preuve des limites de leur gestion administrative, le mufti Faysal Khamosh est resté vague quant aux ambitions des talibans en matière de politique publique à l’égard des personnes handicapées. Plus étonnant, il semble ignorer l’action du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) dans le pays. « Je ne sais pas ce qu’il en est du CICR. On n’a pas de contact avec cette entité », avoue-t-il. Pourtant, l’organisme constitue le socle de l’aide destinée à ce public, et ce depuis plusieurs décennies.

ONG sous émirat

« Tous les ans, on enregistre 15 000 nouveaux patients », indique Najmuddin Helal. Installé dans son bureau du centre de réhabilitation du CICR à Kaboul, le directeur du centre orthopédique se réjouit de l’ancrage du comité dans le pays : « Nous sommes arrivés en 1988 et, aujourd’hui, nous sommes présents dans sept provinces. Il se peut que certains Afghans souffrant de handicap qui vivent dans des régions isolées ne soient pas enregistrés au CICR. Mais, selon moi, la majorité de la population connaît notre existence. On est aussi quasiment les seuls à être actifs sur le plan du handicap mental. »

Considérées comme de l’aide humanitaire d’urgence, et non de l’aide au développement, les activités du CICR ont été largement épargnées par les sanctions internationales. « Nos programmes n’ont pas foncièrement changé depuis l’avènement de l’émirat islamique. On a seulement rencontré quelques problèmes logistiques, dus à l’isolement du pays certes, mais surtout à cause du covid-19 », explique Najmuddin Helal.

À quelques mètres, Abdul Jalal Maqsoodi déambule dans la petite fabrique de prothèses du centre de réhabilitation. « On produit des outils pour les patients, environ 18 000 par an», indique le superviseur en physiothérapie au CICR. « La mienne a aussi été fabriquée ici », ajoute-t-il en remontant le pantalon de sa jambe droite. « La plupart des employés du CICR sont eux-mêmes handicapés. Je suis un ancien soldat de l’armée afghane, j’ai sauté sur une mine il y a trente ans », soupire-t-il.

En Afghanistan, avec d’autres ONG, le CICR comble les lacunes de l’État depuis plusieurs décennies.

En Afghanistan, aux côtés de quelques ONG comme Handicap International, le CICR comble les lacunes de l’État depuis plusieurs décennies. Il attire les patients de régions reculées qui auraient eu peu de chances de guérison sans ce centre de réhabilitation. « Mon petit Tarek Ahmad souffre d’une difformité aux pieds depuis sa naissance », assure Nazifa, originaire du Laghman et venue récupérer des chaussures orthopédiques pour son fils.

La majorité de la population peine à financer les soins médicaux

Le centre, dont l’accès et le matériel sont gratuits, attire de plus en plus de patients depuis le début de la crise financière. Selon l’ONU, 23 millions d’Afghans souffrent d’insécurité alimentaire, sur 40 millions d’habitants. Une majorité de la population rencontre donc des difficultés pour financer les soins médicaux. « Je n’aurais jamais eu les moyens d’acheter ce matériel », assure Nazifa.

Autour d’elle, des centaines de patients vont et viennent. L’activité du centre révèle l’ampleur des handicaps créés par des décennies de guerre. Nour Zia, 15 ans, suit du regard les patients qui s’entraînent à marcher. « Je ne peux pas encore me mettre debout », déplore-t-elle. En juin, dans les montagnes de Ghazni, elle s’est blessée à cause d’une mine : « Je pensais que c’était un jouet. Mais quand je l’ai touché, ça a explosé. » Sa jambe gauche et sa main droite ont été amputées.

« Environ 15 % des patients sont des victimes de guerre, assure Abdul Jalal Maqsoodi, c’est beaucoup. » Il reprend la marche, en boitant sur sa prothèse. « Avec le changement de régime, de nombreuses ONG qui travaillaient dans ce domaine sont parties. Les restrictions internationales sont nombreuses. Les personnes handicapées en payent le prix. »


(1) Mot affectueux couramment utilisé pour s’adresser aux proches en dari.

(2) Environ 1,70 euro. 1 afghani = 0,011 euro.

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