« Flee » : le prix de la survie

Avec Flee, le Danois Jonas Poher Rasmussen signe un superbe film d’animation racontant les exils tragiques d’un jeune Afghan et les blessures psychiques qui en ont découlé.

Christophe Kantcheff  • 31 août 2022 abonné·es
« Flee » : le prix de la survie
© Photo : Haut et Court.

Au départ, on ne sait pas qui il est, sinon qu’il est d’origine afghane. 

Flee, Jonas Poher Rasmussen, 1 h 25.

Et qu’il s’appelle Amin. Il a accepté de livrer le récit de sa vie à un ami réalisateur danois – nous sommes à Copenhague – dans une posture tout sauf anodine : allongé sur un divan comme chez le psychanalyste, la caméra postée en hauteur, focalisée sur son visage. Dès l’entame, on sait que, dans la multitude des œuvres cinématographiques sur l’exil et l’émigration, Flee (Fuir), premier long-métrage de Jonas Poher Rasmussen, déjà diffusé sur Arte, saura se distinguer.

Alors qu’Amin commence à raconter ses courtes années d’enfance insouciante à Kaboul, le film d’animation est soudain troué d’images d’archives de 1984, où l’on voit par exemple de jeunes Afghanes souriantes sans voile. « Tiré d’une histoire vraie », est-il annoncé dans le générique d’ouverture. Ces extraits d’archives audiovisuelles lestent de réel le récit d’Amin. Mais pas seulement. Ce double registre permet l’aller-retour incessant entre le particulier et le général, le témoignage individuel (l’animation) et les événements historiques (les archives) qui ont bouleversé l’Afghanistan depuis la fin des années 1980. Les deux s’entremêlent en une insondable tragédie.

L’enfance insouciante d’Amin n’a en réalité jamais existé. Benjamin d’une famille de quatre enfants, le protagoniste a peu connu son père, aviateur, arrêté et mis au secret par le régime communiste au prétexte qu’il représentait une menace. Un père qu’il n’a plus jamais revu. Amin aborde par ailleurs sans attendre le sujet de sa « différence », son attirance pour les garçons, ce dont il s’est rendu compte dès l’âge de 5 ou 6 ans. Le clin d’œil fantasmé que lui fait Jean-Claude Van Damme, via le poster de l’acteur se trouvant dans sa chambre, en atteste. Or, en Afghanistan, ­l’homosexualité n’existe pas…

Une œuvre qui contribue, sans lourdeur militante, à une meilleure compréhension entre ceux qui ont dû partir et ceux qui accueillent.

En dépit de la densité du premier quart d’heure, le film reste fluide. La plupart des séquences dessinées sont d’un réalisme classique. Tandis que les scènes de traumatisme, en noir et blanc, sont figurées avec des traits mouvants, abstraits, aléatoires. Amin en vient alors à l’évocation de la guerre civile, du retrait des armées soviétiques et de la prise de pouvoir des talibans (alors soutenus par les États-Unis), qui provoquent le premier exil de la famille. Celle-ci se retrouve dans un sinistre appartement moscovite, rapidement confinée car les visas deviennent caducs, et alors que la police corrompue détrousse les étrangers au moindre contrôle.

Les sommes d’argent nécessaires aux passeurs – les seules ressources de la famille venant d’un grand frère émigré en Suède qui y gagne sa vie en tant qu’homme de ménage –, les conditions inhumaines de voyage clandestin, le danger permanent, l’ennui… Amin détaille tout de ses périples à son ami réalisateur, qui l’ont finalement conduit au Danemark alors qu’il était adolescent. Tout, ou presque. Parce que bien des années après, alors qu’il est devenu un brillant chercheur, il vit encore sur un mensonge initial, qu’il lui a été conseillé de produire face aux services d’accueil danois. Son boy-friend actuel, qui lui est très attaché, ignore lui-même la vérité.

Amin a dû fuir afin de pouvoir survivre. Mais, ce faisant, il s’est aussi esquivé de lui-même, dissimulant la réalité de ce que sa famille, aux points de chute éclatés en Europe, était devenue, ayant dû inventer une situation plus tragique encore. D’où un repli sur soi et une instabilité psychologique intrinsèque.

Flee raconte non seulement l’odyssée héroïque qu’Amin a surmontée, comme nombre de migrants, mais aussi ce qui est souvent ignoré : les blessures intérieures et les séquelles psychiques. Qui se répercutent dans les comportements, souvent difficiles à déchiffrer pour qui n’a pas traversé de telles épreuves. Ce n’est pas le moindre des mérites de cette œuvre que de contribuer, sans lourdeur militante, à une meilleure compréhension entre ceux qui ont dû partir et ceux qui accueillent.

La bande-annonce de Flee :

Cinéma
Temps de lecture : 4 minutes