Les pions gagnent une première partie contre la précarité

Les assistants d’éducation ont désormais accès à un CDI sous certaines conditions. Un soulagement, dans l’attente d’une meilleure reconnaissance de leur rôle central dans la vie scolaire.

Léna Coulon  • 31 août 2022 abonné·es
Les pions gagnent une première partie contre la précarité
© Photo : JEAN-CHRISTOPHE MILHET/AFP.

Je n’en dormais plus la nuit. Tous les jours, je consultais le site Internet de l’Assemblée, du Sénat, du ministère de l’Éducation nationale. » En juillet, après des mois d’angoisse, Laetitia Mensuelle, 40 ans, lâche son ordinateur et un soupir de soulagement. Lorsqu’elle apprend que le décret d’application d’un article adopté en février est enfin sur la table, elle fond en larmes. Effectif cette rentrée, le texte donne accès à un CDI aux assistants d’éducation, AED dans le langage technique, pions ou surveillants pour les profanes. Auparavant, après six ans de CDD, c’était la porte.

Le dernier contrat de Laetitia s’est achevé début avril. En période électorale, puis de remaniement ministériel, peu propice à la profusion réglementaire, elle n’a pas été la seule à retenir son souffle. Contrairement à une idée reçue, seuls 30 % des AED sont en études supérieures.

Si le code de l’éducation privilégie depuis 2003 l’embauche d’«étudiants boursiers», le ministère de l’Éducation nationale n’a pas su, dans une réponse aux députés que nous avons pu consulter, en fournir la proportion. Parmi les 65 000 AED, 61 % sont des femmes et la moyenne d’âge atteint 30 ans. Nombre d’entre eux aspirent à un métier stable, mieux rémunéré et reconnu pour sa mission sociale, bien loin de l’image du surveillant destiné à houspiller les élèves chahuteurs.

Des fonctions proches d’un travailleur social

« Notre rôle n’est pas de tenir les gamins et d’obtenir de la discipline », explique Anne (1), 50 ans, en poste dans un collège des Vosges. Cette mère de trois enfants estime assurer des fonctions «proches de celles d’un travailleur social» et décrit un quotidien au plus près des élèves.

«Je passe du temps à discuter avec eux, ils me font confiance et se confient, poursuit-elle. Après six ans d’expérience, j’ai appris à repérer ceux qui sont isolés à la cantine et à la récré, à déceler les situations inquiétantes. » Elle tient à préciser : «On ne fait pas tout ! On transmet des signalements à la CPE[conseillère principale d’éducation], qui relaie à l’infirmière et à la psychologue. »

« On se dédouble, on fait tous les métiers, d’éducateur spécialisé à assistante sociale ! »

Problème : les professionnels de santé et du social sont souvent attachés à plusieurs établissements et ne peuvent être présents en continu. Rapporté aux plus de 10 millions d’écoliers, de collégiens et de lycéens du public, on compte une infirmière scolaire pour 1 293 élèves, une psychologue pour 1 410 élèves et une assistante sociale pour 3 664 élèves (2). «Trop peu », selon Anne, qui dit se « débrouiller» : «Je les prends en charge, mais on est confrontés à des enfants qui parlent de choses graves, de violences, d’envies suicidaires. On leur dit que leur vie est importante, qu’ils comptent pour nous… Mais c’est dur, parce qu’on n’est pas formés pour trouver les bons mots. »

Un constat partagé par Fadila Assoul, d’un lycée professionnel en Seine-Saint-Denis. « Avant, les élèves se confiaient de temps en temps, mais maintenant c’est tous les jours, raconte l’AED de 38 ans. Le déclencheur, c’est que nous n’avons plus d’assistante sociale depuis deux ans, et l’infirmière ou les psychologues ne sont là qu’un ou deux jours par semaine. » Conséquence : « On se dédouble, on fait tous les métiers, d’éducateur spécialisé à assistante sociale !»

Parce qu’ils sont présents à chaque instant de la journée, les assistants d’éducation représentent un premier contact rassurant aux yeux d’élèves en difficulté« On accompagne l’enfant chez la CPE, la médecin ou la psy parce qu’il a la trouille de parler à un autre adulte, abonde Igor, jeune surveillant dans le Doubs. Nous sommes impliqués du fait que les élèves se sentent proches de nous. »

Plus qu’un palliatif du manque de personnel, les AED revendiquent une place centrale dans la vie scolaire et des compétences de terrain peu valorisées_._ Les dossiers de validation des acquis de l’expérience (VAE), passerelle vers un diplôme de moniteur-éducateur, ou plus rarement d’éducateur spécialisé, sont longs et complexes à monter, pour un résultat incertain.

Pauline Stephant, 34 ans et AED dans le Morbihan, s’est découragée : « Tu es seule à accomplir les démarches, en dehors de tes 41 heures par semaine [le temps plein, lié aux vacances scolaires]. » Avec ses deux enfants à charge, Pauline ne trouve «ni le temps ni l’énergie».

Temps partiel généralisé

De quoi, pourtant, mener à des métiers mieux rémunérés, alors que seul un quart des AED est à temps plein, quand plus de la moitié travaille à moins de 60 %, au Smic horaire. « Quand j’ai commencé, je n’étais qu’à huit heures par semaine, et j’arrivais en fin de droits au chômage. Je répétais que, s’il y avait des heures, je prenais tout ce qui passait », se souvient Blandine Gaillet, 40 ans, d’un collège de Loire-Atlantique.

Désormais à 70 %, elle souligne une autre inquiétude : les CDD renouvelés d’une année sur l’autre. « Je suis seule à élever mes trois enfants, glisse-t-elle. J’ai besoin de stabilité et je me retrouve dans l’un des métiers les plus précaires du service public. »

Comme pour les contrats courts, la signature du CDI dépendra de la décision du chef d’établissement. À l’unisson, SUD, FO et la CGT soupçonnent un risque de non-­renouvellement entre la cinquième et la sixième année, afin d’esquiver la « CDIsation » d’un AED en bout de parcours.

«Nous ne prenons pas de décisions arbitraires, conteste Pascale Le Flem, élue à l’exécutif national du Syndicat national des personnels de direction de l’Éducation nationale (SNPDEN), majoritaire. Un non-renouvellement est toujours motivé par des raisons circonstanciées. Si l’on garde quelqu’un cinq ou six ans, c’est que cela se passe bien. »

Le point d’achoppement des négociations avec le ministère de l’Éducation nationale reste en définitive la rémunération, estime Isabelle Vuillet, cosecrétaire générale de la CGT Éduc’action. Déjà, la saisine du Conseil d’État a permis aux syndicats d’arracher en avril le droit à la prime d’exercice en REP et REP+, dont étaient exclus les AED (144 euros et 426 euros par mois pour un temps plein).

Reste qu’« aucune grille salariale n’est prévue, déplore Isabelle Vuillet, ni aucune assurance sur le maintien au même temps de travail ou le passage en temps plein pour les AED embauchés en CDI». Elle l’assure : « Ce sera la première des batailles syndicales pour les AED à la rentrée. »

Une avancée, pas la panacée

Des batailles, autour de piquets de grève, les AED en ont mené depuis 2020, quand la crise sanitaire a démultiplié leur charge de travail. « On a vécu une situation épouvantable, à courir après les cas positifs et les cas contacts, en plus de notre activité habituelle, se remémore Blandine Gaillet. On est devenus une succursale de l’ARS [agence régionale de santé]. Ça nous a épuisés. »

Une sensation partagée par Roman, AED à Toulouse : « En passant à temps plein, je me suis rendu compte à quel point ce travail est épuisant, mal payé et sans reconnaissanceQuand je rentre le soir, je n’ai plus d’énergie pour rien. »

Inévitablement, la question des conditions de travail se pose tout autant que celle de la pérennité du contrat« Le CDI, c’est une première victoire, pas une fin en soi », tranche Sofian Gamaz, membre de la Coordination nationale des collectifs d’assistants d’éducation (CNCA), créée dans la foulée de la mobilisation.

Avec cinq ans d’expérience dans des établissements REP et REP+ en Alsace, il estime que seule une titularisation comme fonctionnaire via un nouveau poste d’« éducateur scolaire » permettrait d’assurer la stabilité des équipes et de les armer face aux situations délicates. Une sorte d’éducateur spécialisé, au cœur des collèges et lycées.

« Se former sur le tas, comme on le fait en discutant entre nous, c’est avoir des lacunes et en souffrir. »

« Se former sur le tas, comme on le fait en discutant entre nous, c’est avoir des lacunes et en souffrir, déroule-t-il. Aujourd’hui, il n’existe qu’une formation de deux jours, où l’on survole des questions graves comme le harcèlement scolaire, les violences intra­familiales ou des questionnements d’ados sur la sexualité, le rapport aux autres… C’est pourtant ce dont nous parlent les élèves au quotidien. » Il l’assure : « Peu d’AED la font, cette formation ! Moi, en cinq ans, je n’en ai pas vu la couleur. »

Bataille parlementaire

Les AED emportent le soutien de la CGT, de SUD ou de FO. Le Snes-FSU, majoritaire dans le secondaire, se veut plus tempéré, tout en approuvant l’obtention du CDI. Sa secrétaire nationale en charge de la question, Aurélia ­Sarrasin, estime que les postes d’AED doivent être destinés en priorité aux étudiants. Les raisons ? « Une proximité d’âge avec des élèves qui n’ont parfois pas confiance en la figure de l’adulte » et « l’acquisition de compétences pour devenir prof ou CPE».

« Il y a un manque d’attractivité dû aux conditions de travail épouvantables. »

Pourtant, les étudiants sont minoritaires, seuls 70 postes de CPE sont ouverts à concours interne sur l’année, tandis qu’à peine 11,7 % des surveillants ont passé un concours d’enseignant en 2020. « Il y a un manque d’attractivité dû aux conditions de travail épouvantables et au manque de formation,précise la syndicaliste. Il faut y remédier, et non pas tout miser sur un CDI.»

Une rhétorique similaire à celle de parlementaires de la majorité lors de la discussion, durant l’hiver dernier, de la proposition de loi initiale, bien plus ambitieuse. L’ex-députée socialiste Michèle Victory, rapporteuse, y défendait un CDI dès l’embauche et un taux d’encadrement minimal assurant une hausse des effectifs. Des mesures retoquées en commission des affaires culturelles et éducatives. « Fâchée et déçue », Michèle Victory confiait que «tout [avait] été évacué par la majorité, souvent sans explication».

« Les opposants politiques, surtout à deux mois des élections [présidentielle puis législatives], prétendent qu’on a massacré une loi et qu’on ne fait rien, réplique Géraldine Bannier, députée Modem, alors membre de la commission impliquée. On partait d’un refus initial du gouvernement face à des propositions de fin de mandat venues de l’opposition, explique-t-elle. Mais on a bataillé et on a avancé sur une mesure réaliste», c’est-à-dire l’accès au CDI. Malgré cette avancée, les syndicats ne désarment pas. Et les pions, comme sur un échiquier, ne reculent jamais.


(1) Le prénom a été changé.

(2) Nous utilisons le féminin, car ces postes sont occupés entre 87 % et 96 % par des femmes.

Société
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