La spirale de la dette emporte la Tunisie

Après une décennie perdue dans la transformation de son économie, le pays doit retrouver la confiance des bailleurs de fonds.

Thierry Bresillon  • 7 septembre 2022 abonné·es
La spirale de la dette emporte la Tunisie
© Les prix augmentent et les produits essentiels manquent dans les rayons tunisiens. (Photo : YASSINE MAHJOUB/AFP)

Jusqu’ici tout va bien, le plus important c’est l’atterrissage (1). » Pour l’économie tunisienne, celui-ci a commencé, et c’est un atterrissage en douleur. Depuis 2011, l’« expérience démocratique » a bénéficié de la sollicitude (à intérêts) des bailleurs de fonds occidentaux et des institutions financières internationales. Mais, incapables de transformer le modèle économique ou même de booster la croissance, les gouvernements successifs ont acheté du temps.

Sous la pression des demandes sociales, l’État a promis au-delà de ses capacités. Les dispositifs d’absorption du chômage, les embauches dans la fonction publique (plus de 200 000 créations nettes d’emplois en dix ans pour 11 millions d’habitants) et les augmentations de salaire ont porté la masse salariale de l’État de 11 % à 17,4 % du produit intérieur brut entre 2011 et 2020. Elle absorbera cette année plus de 60 % du budget.

Pendant que les dépenses publiques bondissaient de 24 à 30 % du PIB entre 2011 et 2018, les recettes fiscales n’augmentaient que de 23 à 25 % du PIB. L’État tunisien a dû emprunter toujours plus pour financer son déficit puis pour rembourser ses emprunts : en 2019, 93 % des nouveaux prêts ont servi à rembourser une dette antérieure. Logique imparable de cette spirale : depuis 2011, la dette publique a bondi de 40 %, aux environs de 100 % du PIB.

Le riz a disparu des rayons, certains médicaments essentiels sont devenus introuvables.

En 2016, à la demande des bailleurs de fonds, la Tunisie a adopté une loi sur l’indépendance de la banque centrale selon les canons de l’orthodoxie monétariste : priorité à la lutte contre l’inflation sur le soutien à la croissance, moindre soutien à la devise nationale, qui a perdu un tiers de sa valeur (de 2 dinars à 3,2 dinars pour 1 euro), provoquant mécaniquement l’augmentation du montant de la dette extérieure.

« Si, pour le moment, l’État tunisien parvient à honorer ses engagements internationaux, il ne cesse de reporter ses échéances auprès des créanciers nationaux, au prix d’une hausse des intérêts », observe Hamza Meddeb, chercheur au Carnegie Middle East Center. Les réserves en devises diminuent inexorablement. En d’autres termes, l’État n’a plus d’argent.

Dévaluation et flambée des prix

Ces tensions dans les sphères de la haute finance se traduisent concrètement dans la vie des Tunisiens. La dévaluation du dinar a fait flamber les prix, puisque la Tunisie dépend considérablement des importations, et les produits de la vie courante (la viande, les fruits et les légumes) sont ainsi devenus un luxe pour les plus modestes. Certains articles de base commencent déjà à manquer : le riz a disparu des rayons, certains médicaments essentiels sont devenus introuvables, le sucre, l’huile végétale et le blé sont parfois difficiles à dénicher.

Certaines stations d’essence commencent même à limiter les quantités délivrées à 50 voire 20 dinars (respectivement 15,60 et 6,20 euros), à raison d’un peu plus de 2 dinars le litre. « Certes, la guerre en Ukraine a provoqué des difficultés d’approvisionnement, mais les fournisseurs refusent désormais de livrer leur marchandise tant que l’État tunisien n’a pas payé ses arriérés », explique Hamza Meddeb. « La crise n’est pas devant nous, elle est déjà installée », insiste-t-il. Mais le pire est à venir.

Les agences de notation financière ont annoncé la couleur : sans une cure d’austérité déterminée, l’État tunisien va droit au défaut de paiement. En dix ans, la note tunisienne a dégringolé. Les petits coups de pouce algériens (aides budgétaires discrètes et livraison de gaz gratuite) n’y suffiront pas.

Un accord avec le FMI est la condition sine qua non pour retrouver l’accès aux financements extérieurs.

Le pays a déjà bénéficié de deux programmes du Fonds monétaire international (FMI), en 2013 et 2016, et d’un fonds d’aide d’urgence en 2020 pendant la crise du Covid. Il sollicite à nouveau un prêt de 2 milliards de dollars, mais les autorités politiques peinent à convaincre qu’elles sont en mesure de mener les réformes attendues pour équilibrer les finances publiques.

La masse salariale de l’État dans le collimateur

Or un accord avec le FMI est la condition sine qua non pour retrouver l’accès aux financements extérieurs et aux marchés financiers. « La crise de la dette est mondiale, du Sri Lanka à l’Égypte, l’institution est très sollicitée, relève Hamza Meddeb. Elle ne peut plus se permettre de financer à perte et ne fera plus de cadeau sur le respect des engagements. » Dans le collimateur de l’institution financière : la masse salariale de l’État, la caisse de compensation qui permet de subventionner les produits de première nécessité et l’énergie (essence, gaz et électricité), et les entreprises publiques. Trois dossiers socialement explosifs.

Avant même le début des négociations avec le FMI, prévues dans les prochaines semaines, le gouvernement tunisien va devoir obtenir en particulier un accord sur trois ans avec l’UGTT, le syndicat historique, pour réduire la masse salariale. Mais la centrale syndicale, historiquement attachée au rôle stratégique de l’État dans l’économie, joue gros auprès de sa base, essentiellement composée de salariés du secteur public.

« La Tunisie n’emprunte pas pour payer les salaires d’une fonction publique pléthorique, s’insurge Hèla Yousfi, maîtresse de conférences à l’université Paris-Dauphine et autrice d’un ouvrage de référence sur l’histoire de l’UGTT. La santé publique, l’éducation nationale, les collectivités sont en sous-effectif. Ce serait dramatique de réduire encore les moyens des services publics ! » « Il aurait fallu redéployer les effectifs, mieux recruter, réformer l’État », ajoute Hamza Meddeb. Diminuer le poids relatif des salaires dans le PIB et dans le budget demanderait une reprise de l’investissement et une refonte de la fiscalité. Trop tard.

Classes moyennes sacrifiées

La caisse de compensation est l’autre bête noire des prêteurs. Elle « coûte » 2 milliards d’euros par an à l’État. Tout le monde se souvient que, en 1984, le doublement du prix du pain, déjà à la demande du FMI, avait déclenché une insurrection nationale, contraignant le président Bourguiba à annuler la mesure. Pour éviter ce scénario, les experts recommandent un « ciblage » des ­subventions puisqu’elles bénéficient à tous, riches et pauvres, indistinctement.

« Mais comment procéder pour identifier ceux qui en ont réellement besoin, comment les atteindre concrètement ? » interroge Hèla Yousfi. « Un tiers des ménages les plus pauvres resteraient éligibles à des aides directes, estime Hamza Meddeb. Mais les bases de données ne sont pas assez fiables et ignorent de nombreuses situations impossibles à détecter. Les deux autres tiers, la classe moyenne en particulier, partiellement ou totalement exclus des aides, verront leur pouvoir d’achat très affecté. »

« On demande des sacrifices aux classes moyennes, aux fonctionnaires, qui sont les seuls à payer leurs impôts », s’indigne Hèla Yousfi. Plutôt qu’un ciblage illusoire, il serait préférable, selon elle, de maintenir les subventions et de taxer davantage les hauts revenus, les banques dont les taux de profit battent des records, et les professions libérales, qui échappent quasiment à l’impôt.

Les entreprises publiques, enfin. « L’entrée d’investisseurs étrangers dans le capital d’entreprises de secteurs stratégiques tels que l’énergie, les phosphates, les transports ou les céréales accroîtrait la dépendance de l’économie tunisienne aux fluctuations des cours mondiaux et à la spéculation, et priverait l’État d’un levier essentiel dans une stratégie économique souveraine », s’alarme Hèla Yousfi.

Contraction de l’emploi public, fragilisation des classes moyennes, perte de contrôle sur les entreprises publiques : « Une réforme dans ces conditions pourrait asphyxier l’économie tunisienne », conclut l’universitaire.

Asphyxie ou arrêt cardiaque

« Le FMI, lassé de se voir attribuer le ­mauvais rôle, attend une appropriation politique par les autorités locales et demande un engagement ferme de leur part », relève Hamza Meddeb. Mais, tandis que son gouvernement tente de donner des gages à l’institution financière, le chef de l’État, Kaïs Saïed, voudrait s’en remettre aux propres forces du pays et ne pas faire payer aux pauvres le prix de l’ajustement. « C’est tout à fait louable, reconnaît Hamza Meddeb, mais l’incantation ne suffit pas. Comment compte-t-il mobiliser les ­ressources du pays pour préserver la souveraineté ­nationale ? »

Si le politique tarde à s’engager, « le FMI n’est pas pressé d’aboutir, poursuit le chercheur. Les dirigeants tunisiens devront alors assumer les conséquences d’un non-accord auprès de la population ». Et elles seront terribles : sans accès aux financements extérieurs, la Tunisie épuisera rapidement ses réserves de change, devra rationner ses importations, les entreprises ne pourront plus produire, la valeur du dinar va de nouveau s’effondrer : plus de travail, plus de salaires, pénuries généralisées… « Si ­l’ajustement n’est pas assumé et géré, il sera subi et brutal », résume Hamza Meddeb. Bref, l’asphyxie ou l’arrêt cardiaque.

Ben Ali est parti, mais les réformes néolibérales n’aboutissent pas et les vieilles oligarchies n’ont pas désarmé.

En réalité, la Tunisie paie le prix d’une décennie perdue dans la transformation de son modèle économique. Cruauté récurrente des révolutions, le soulèvement des évincés du système a surtout profité aux partisans d’une libéralisation de l’économie pour attirer les investisseurs, le parasitage par les clans Ben Ali et Trabelsi (la famille de l’épouse de l’ancien dictateur) en moins. Dix ans plus tard, Ben Ali est parti, mais les réformes néolibérales n’aboutissent pas et les vieilles oligarchies n’ont pas désarmé.

Elles détiennent les grands groupes et les banques privées, verrouillent l’économie et se réservent les prêts bancaires. L’économie tunisienne reste fondée sur une insertion au rabais dans l’économie mondiale, sur l’extraction des ressources des régions intérieures et le travail à bas salaire pour assurer la relative prospérité du littoral. Aucune stratégie n’a été élaborée pour ­valoriser le potentiel énorme d’inclusion sociale et de développement local des 800 000 hectares des anciennes terres coloniales, nationalisées en 1964.

Sans ressort économique ni vision stratégique, l’État, dos au mur, n’a d’autre horizon que de retrouver sa solvabilité dans les pires conditions qui soient : un investissement au plus bas, des ménages éreintés par le coût de la vie, et une économie mondiale en pleine tempête.


(1) Citation du personnage d’Hubert dans le film La Haine, de Mathieu Kassovitz, 1995.

Monde
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