5 ans de #MeToo : la Maison des femmes et ses gardiennes de phare

Les travailleuses et soignantes de cette structure unique racontent l’épuisement, la colère, mais aussi la beauté de leur métier et, plus que nulle part ailleurs, la solidarité qui les lie.

Zoé Neboit  • 24 octobre 2022 abonné·es
5 ans de #MeToo : la Maison des femmes et ses gardiennes de phare
© Photos : Maxime Sirvins.

Il est des endroits où la lumière semble se réfléchir avec plus d’intensité. La Maison des femmes de Saint-Denis fait partie de ces lieux-là. Au cœur d’un jardin ceint d’une haie, on y oublierait presque le bruit de la départementale en face et l’ombre basse des tours grises du centre hospitalier de Saint-Denis.

Elle est faite de blocs de couleurs, assemblés comme par accident. De l’extérieur elle paraît toute petite. Mais 70 salariés, sans compter les bénévoles, s’activent à l’intérieur pour y accueillir, accompagner, soigner plus de 4 000 femmes par an et honorer 15 000 rendez-vous.

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Photo : Maxime Sirvins.

Depuis 2016, la Maison des femmes, fondée par la gynécologue-obstétricienne franco-libanaise Ghata Hatem, prend en charge médicalement des femmes victimes de violences sexuelles, d’inceste ou encore de mutilations génitales.

Association et unité de l’hôpital, elle est la première structure d’accueil médicalisée qui propose aux patientes un parcours de soins complet, de la permanence juridique au suivi psy en passant par des opérations médicales et des ateliers d’amélioration d’estime de soi via la danse, le maquillage, le karaté.

« J’ai l’impression que ça fait quarante-deux ans que je travaille ici », s’esclaffe Léa, assistante sociale qui vient de fêter sa première année dans la structure. Pétillante d’énergie malgré son épuisement, banane sanglée en bandoulière, elle raconte s’être retrouvée là un peu par hasard : « Je suis allée à une conférence de Ghata Hatem en août 2021. Je lui ai posé une question et elle m’a lancé devant tout le monde, un peu comme une blague : “Vous ne cherchez pas du travail ?” Deux mois après, j’étais là. » Contrairement à d’autres salariées, la jeune femme de 28 ans est à temps plein « dans la violence, de lundi à vendredi ».

Il y a ce qu’on appelle le traumatisme vicariant. Ça veut dire qu’on peut ressentir et choper, à divers degrés, les traumas de nos patientes.

On le lui a assez dit depuis le début de sa carrière à 20 ans : après ses heures, il ne faut pas ramener chez elle la douleur des femmes qu’elle accompagne. Mais c’est dur, et même très difficile. Le tout est de trouver un équilibre, raconte-t-elle. « La première semaine, j’ai fait un malaise. Depuis, j’ai compris mes limites, on m’a rassurée. Je pensais en venant ici que tout le monde était des superhéroïnes, des “badass”. »

À côté, sa collègue Noémie, médecin généraliste, secoue la tête et ajoute : « Il y a ce qu’on appelle le traumatisme vicariant. Ça veut dire qu’on peut ressentir et choper, à divers degrés, les traumas de nos patientes. »

Mais, à côté de ça, il y a « l’immense solidarité » qu’elles construisent entre elles. « On joue cette fonction-là d’écoute les unes pour les autres », explique Léa. Cette bienveillance, les femmes de la Maison la communiquent à leurs patientes. « Sans empathie, tu es complètement à côté de la plaque », affirme l’assistante sociale.

Léa et Noémie ont beau être jeunes, elles ont déjà des années de travail derrière elles dans d’autres structures où elles se sentaient vite dépassées et frustrées. « La manière dont on nous forme, l’idée de la distance à mettre, c’est du bullshit », tranche Léa. « Ici on rigole, et des fois on pleure un peu aussi, hein ? » lance-elle avec un sourire complice à sa consœur.

Synergie du lien

Finalement, dans ce lieu essentiellement porté par des femmes (on trouve trois hommes sur les 70 professionnels salariés), il y a une synergie du lien. C’est d’ailleurs toute la philosophie instaurée par Ghata Hatem : faire fonctionner une équipe pluriprofessionnelle en dialogue permanent.

Elle-même, quand elle n’est pas en intervention à l’hôpital, arpente les couloirs colorés, toujours un peu pressée mais en semblant savoir exactement où aller. Parfois il faut qu’elle honore de sa présence un mécène privé qui vient de verser un don à l’association, « ça me prend deux heures de mon temps, et on gagne 15 000 euros » lance-t-elle du tac au tac, le sourire appuyé.

La recherche de financement est un combat de tous les jours, et la part du mécénat privé constitue près de deux tiers des ressources quand celle des subventions publiques s’élève, elle, à 14 %. Entre 2016 et 2020, le nombre de patientes s’est accru de 188 %.

Avec cette libération de l’écoute, il faut des structures, des formations, des médecins, des policiers à la hauteur.

C’est indéniable, #MeToo a changé la donne. « Avec cette libération de l’écoute, il faut des structures, des formations, des médecins, des policiers à la hauteur », explique Alizée, chargée de projet et de coordination depuis trois ans et demi. D’ailleurs, une des autres missions bien particulière de la structure est la formation de policiers à la prise en charge des femmes victimes de violence.

Depuis un partenariat noué avec le ministère de l’Intérieur en 2019, certains viennent sur la base du volontariat passer une semaine de formation à la Maison. Tous les mercredis, une permanence policière bénévole est assurée.

Agathe vient d’arriver il y a seulement trois jours en service civique et elle ressent déjà que « ce n’est un endroit pas comme les autres ». La vingtaine, en master de psychologie, elle porte fièrement sa blouse blanche. Cela ne fait que trois jours, et pourtant ce n’est pas difficile pour elle de se projeter en future praticienne dans la Maison, ou du moins dans une des dix structures semblables qui ont ouvert depuis 2016, à Marseille, Bruxelles ou encore Bordeaux.

« L’arrivée des patientes est balisée, préparée. On met toujours en place un dispositif de binôme psy-médecin, par exemple, raconte Flore, psychologue, ça permet de ne pas répéter son histoire dix fois. » Dans son cabinet baigne une lumière douce, légèrement jaune. Elle y reçoit huit patientes par jour sur rendez-vous, quand elles viennent.

Créer un espace sécurisant

« Pour beaucoup de ces femmes, il y a une forme de culpabilité à venir ici », explique-t-elle. L’enjeu de créer un espace sécurisant est donc crucial, peut-être même encore plus qu’ailleurs : « La plupart n’ont jamais vu de psy de leur vie. Nombre d’entre elles gardent la croyance selon laquelle ce serait réservé aux fous. »

Avant de venir travailler ici deux fois par semaine, Flore avait un cabinet à elle aux Lilas où elle se spécialisait sur la périnatalité, en d’autres mots sur la vie d’une femme enceinte ou jeune maman. « Quand la relation parent-bébé est compliquée, il y a presque automatiquement de la violence quelque part. »

Flore est loin du cliché de la psy avec ses cheveux coupés à ras, ses tatouages et ses claquettes d’intérieur portées avec des chaussettes à paillettes. Mais elle a la voix posée, ancrée dans son fauteuil, et elle vous regarde au fond des yeux quand elle parle. Pas étonnant que ses patientes la croient quand elle leur dit « un jour, ça sera fini ».

80 % des patientes ici sont mères. Souvent elles n’ont pas d’autre choix que de venir avec leurs enfants sous le bras.

Dans les couloirs en escargot de la Maison défilent les portraits de figures féministes connues ou moins connues, comme des talismans. Sur la porte de la salle médicalisée où des gynécologues pratiquent des IVG, le visage de Delphine Seyrig pose, triomphant.

En 1972, l’actrice et militante avait accueilli de manière illégale dans son appartement la première démonstration en France de la méthode de Karman. Aussi appelée avortement par aspiration, celle-ci a permis de faire chuter considérablement le nombre de décès consécutifs à une interruption de grossesse, trois ans avant la loi Veil.

80 % des patientes ici sont mères. Souvent elles n’ont pas d’autre choix que de venir avec leurs enfants sous le bras. Mais « les mamans ne peuvent pas parler correctement s’ils sont là », explique Bénédicte, qui sait de quoi elle parle. Depuis l’extension de la Maison des femmes l’année dernière, un espace dédié aux enfants a été créé, et avec lui est arrivée « nounou Béné ».

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De gauche à droite : Flore, psychologue ; Noémie, médecin généraliste et Léa, assistante sociale; Bénédicte, aide soignante. (Photos : Maxime Sirvins.)

Ancienne aide-soignante dans un Ehpad – elle raconte qu’elle a tout simplement « changé de taille de couches » –, Bénédicte accueille dans une petite pièce bleue remplie de jouets les enfants de passage. Certains comme Lucas* viennent tous les quinze jours et ont leurs habitudes (les figurines de chevaliers).

D’autres, comme deux petits jumeaux, sont plus impressionnés par l’endroit, sans doute merveilleux quand on a 4 ans et qu’on dort dans une chambre d’hôtel ou à la rue. « Je les laisse vivre leur moment d’enfant. » La gentillesse et la chaleur qu’elle instaure dès les premiers mots échangés irradient dans la salle de jeu. « De tous les métiers que j’ai faits, celui-là est le plus beau. »

Soif de justice

Le rôle de Bénédicte est central. Elle est les yeux qui veillent sur des petits très souvent covictimes de violences : « J’ai des visions, assure-t-elle, je repère parfois des comportements étranges et j’en fais part à l’équipe. » Bénédicte lâche rarement son sourire, pourtant « on voit des choses très dures ici », confie-t-elle. « Au début, on est comme des éponges. Maintenant ça va mieux. Après le travail, j’en parle avec ma fille qui travaille aussi à l’hôpital, et puis on regarde The Walking Dead. Ça nous détend. »

Elles le disent toutes, parfois elles ont « envie de casser les gueules » des conjoints, maris et pères violents.

Elle a la tête sur les épaules, Bénédicte. Les enfants et les femmes qui passent dans son oasis le sentent. « En travaillant ici, on voit la vie comme elle est. Avant, j’avais des œillères. Pourtant, moi aussi je viens d’une famille de violence. On ne vient pas ici par hasard. »

Dans le cœur de ces femmes, il y a de la colère et une soif irrépressible de justice. « Je suis devenue militante dans mon métier. Il y avait des violences aussi dans ma famille, je commence à faire des liens », relate Léa, le regard grave. Elles le disent toutes, parfois elles ont « envie de casser les gueules » des conjoints, maris et pères violents. Une fois, racontent-elles, l’un d’eux est venu jusque dans le jardin les menacer avec une carabine. Pourtant, il leur en faudrait bien plus pour renoncer. Toutes savent pourquoi elles sont là.


*Le prénom a été changé.