Iran : « Une convergence des luttes derrière la cause des femmes »

Dorna Javan, politiste et doctorante iranienne à Sciences Po-Lyon, revient sur le soulèvement des Iraniennes et le rôle prépondérant des réseaux sociaux, des militantes féministes et des minorités ethniques dans la naissance de ce mouvement.

Oriane Mollaret  • 4 octobre 2022 abonné·es
Iran : « Une convergence des luttes derrière la cause des femmes »
Une manifestation de soutien aux Iraniennes et Iraniens, le 2 octobre dernier, à Istanbul, suite à la mort de Mahsa Amini le 16 septembre, suite à son arrestation par la police des moeurs.
© Photo : Bulent KILIC / AFP.

Le 16 septembre, la jeune Mahsa Amini est décédée des suites de son arrestation par la police des mœurs iranienne pour un foulard mal mis. Depuis, les Iraniennes multiplient les mobilisations dans tout le pays : dans les provinces centrales comme dans les périphéries peuplées par différentes minorités ethniques. Ce soulèvement pourrait bien être le plus important que l’Iran a connu depuis la révolution de 1979, qui avait conduit à la fuite du shah.

En dehors du pays, les soutiens se font chaque jour plus nombreux, notamment en réaction à la forte répression que subissent les manifestant·es. Le soir du dimanche 2 octobre, des vidéos relayées sur les réseaux sociaux ont montré un véritable siège de l’université de technologie de Sharif (équivalent de Polytechnique en France) à Téhéran par les forces de l’ordre.

Une manifestation de soutien aux Iraniennes et Iraniens, le 2 octobre, à Istanbul en Turquie, suite à la mort de Mahsa Amini en Iran le 16 septembre dernier, suite à son arrestation par la police des moeurs. (Photo : Bulent KILIC / AFP.)

D’après l’ONG Iran Human Rights133 personnes ont déjà été tuées depuis le 16 septembre. Dans la seule journée du vendredi 30 septembre, une manifestation a été réprimée dans le sang à Zahidan, dans la province du Baloutchistan, faisant 41 morts. Dans les universités de Sharif, Tabriz et Elm-o-Sanat, des dizaines d’étudiant·es ont été blessé·es et arrêté·es. Analyse avec Dorna Javan, politiste et doctorante iranienne à Sciences Po-Lyon, qui travaille sur les politiques environnementales et les mobilisations des groupes discriminés et marginalisés en Iran.

Les mobilisations actuelles sont-elles inédites en Iran ?

Dorna Javan : En Iran, les mouvements sociaux ethniques, féminins, populaires ou encore écologistes ont souvent été négligés dans les travaux de recherche. Pourtant, ils ont une grande part de responsabilité dans les événements actuels. Depuis cent ans, il y a des mouvements ethniques dans plusieurs provinces d’Iran (1) : au Kurdistan, en Azerbaïdjan iranien, au Khuzistan…

Quant au mouvement des femmes, il existe depuis plus de quarante ans. Dans les années 2009-2010, il y a eu plusieurs mouvements ethniques et écologistes importants sur la question de l’accès à l’eau. Puis, en 2018 et en 2019, il y a eu des mouvements sociaux dans les classes moyennes et populaires contre l’inflation et les conditions de travail et de vie, y compris dans de toutes petites villes. Tous ces mouvements ont été sévèrement réprimés. C’est cette accumulation de colère qui explose aujourd’hui.

Il y a donc toujours eu des mobilisations menées par les femmes ?

Dès la moitié du XIXe siècle il y a eu des mobilisations pour les droits des femmes. En 1848, Téhéran Ghoratolein est devenue célèbre pour avoir jeté son voile et brandi une épée durant la conférence de Badasht. Il y a aussi eu Hamideh Djavanshir, en Azerbaïdjan iranien, qui a lutté pour la scolarisation des filles. Après la révolution de 1979 et l’obligation du hidjab sous le régime islamique, des femmes ont mené une lutte permanente contre le voile.

En 2005, quand Ahmadinejad [président de la République iranienne de 2005 à 2013] a institutionnalisé la police des mœurs, les étudiantes ont beaucoup protesté. Il y avait des mobilisations chaque année, menées plutôt par des universitaires, des journalistes et des avocates. En 2017, on a assisté à l’émergence de nouvelles formes de protestations, individuelles, et d’une nouvelle génération d’activistes féministes.

Ce qui est nouveau, c’est la forte mobilisation des jeunes femmes, l’apparition de slogans et de symboles féministes, et particulièrement la participation des provinces périphériques.

Le 27 décembre 2017, Vida Movahed est montée sur une armoire électrique dans la rue en brandissant son hijab au bout d’un bâton. Son geste a eu un grand impact en Iran et d’autres femmes ont suivi son exemple. On les a appelées les « filles de l’avenue de la Révolution ». Ensuite, la journaliste et militante Masih Alinejad a lancé le mouvement des « Mercredis blancs », qui appelait les femmes à ôter leur foulard ce jour-là.

Qu’est-ce qui est nouveau aujourd’hui ?

Le mouvement « vert » qui a éclaté après la réélection d’Ahmadinejad, en 2009, était considéré comme l’un des plus importants d’Iran. Les mobilisations actuelles ont pris encore plus d’ampleur. Ce qui est nouveau, c’est la forte mobilisation des jeunes femmes, l’apparition de slogans et de symboles féministes, et particulièrement la participation des provinces périphériques, peuplées par des minorités ethniques qui représentent près de la moitié de la population. Le mouvement actuel peut être considéré comme le plus important d’Iran depuis la révolution de 1979.

Comment a-t-il pu prendre autant d’ampleur ?

Les réseaux sociaux ont joué un rôle très important. À partir de 2019, les gens ont pris l’habitude de filmer les violences commises par la police envers les femmes. Masih Alinejad a relayé ces vidéos sur les réseaux sociaux. C’est aussi l’époque de l’émergence du mouvement MeToo en Iran. Des pages féministes Instagram (MeToo, Bidarzani, Dideban Azar, 6rang…) publiaient sans arrêt des informations sur les droits des femmes et relataient les violences. L’application Clubhouse (2) a joué un rôle central.

Cette circulation du savoir par les réseaux sociaux a permis une large prise de conscience de la condition des femmes en Iran.

En tant qu’observatrice et participante, j’ai suivi l’organisation des groupes féministes pendant la crise sanitaire. Chaque jour, il y avait au moins un salon de discussion sur Clubhouse, qui réunissait 1 000 à 10 000 personnes. On était connectées avec des femmes de tout l’Iran, du centre comme des périphéries, qui venaient raconter leurs expériences.

Ensuite, il y a eu des salons de discussion privés, en plus petits groupes, centrés sur les revendications propres aux femmes d’Azerbaïdjan iranien, du Kurdistan, du Khuzistan… Parfois, les discussions duraient trois jours. Cette circulation du savoir par les réseaux sociaux a permis une large prise de conscience de la condition des femmes en Iran.

Qu’est-ce qui a déclenché les mobilisations, d’après vous ?

Au printemps dernier, avec la chaleur, les femmes s’habillaient plus légèrement. La police des mœurs a intensifié les contrôles et s’est faite plus violente. On discutait immédiatement de chaque violence sur Clubhouse. En juillet, une jeune femme du nom de Sepideh Rashno a été arrêtée pour être sortie sans foulard.

Au bout de plusieurs semaines, elle a été obligée de faire publiquement contrition. On voyait qu’elle avait été torturée. Il y a eu ensuite la condamnation à mort de deux filles de la communauté LGBT, puis l’arrestation et la mort de Mahsa Amini.

Mahsa Amini était kurde. C’est d’ailleurs la communauté kurde qui, la première, a appelé à se mobiliser. Comment le mouvement actuel a-t-il réussi à dépasser la question ethnique ?

Je pense que les partis politiques ont compris qu’ils pouvaient exploiter la cause des femmes pour mobiliser. Ce mouvement ne peut pas être lu et analysé sans une approche intersectionnelle : on ne peut pas l’analyser uniquement à travers le prisme féministe ou ethnique.

Les symboles tournent autour des femmes : le slogan « femme, vie, liberté », les cheveux coupés devant les caméras, les voiles brûlés…

Quand on a appris la mort de Mahsa Amini, le parti kurde a tout de suite appelé à la grève. Aux funérailles, les femmes ont enlevé leur foulard en criant le slogan kurde « femme, vie, liberté ». Ce slogan a tout de suite été repris dans les universités du pays, qui ont contribué à ancrer ce mouvement dans un mouvement féministe, et pas seulement ethnique.

Les minorités ethniques sont très impliquées dans ce mouvement aujourd’hui, même si les minorités turques et arabes ont rechigné à se mobiliser au début, reprochant aux autres, et notamment aux provinces du centre, de ne pas les avoir soutenues auparavant.

On observe de nouveaux slogans dans les mobilisations, contre le régime en général. Est-ce qu’il y a un risque que la cause des femmes soit diluée dans ces autres revendications ?

Les revendications ont évolué : l’abolition du hijab mais aussi de toutes les violences faites aux femmes et des lois contre elles. Les manifestants demandent le renversement du régime mais la priorité reste pour l’instant la cause des femmes. Quand on étudie le répertoire d’actions de ce mouvement, on remarque que ses ressources sont les jeunes femmes.

Les symboles tournent aussi autour des femmes : le slogan « femme, vie, liberté », les cheveux coupés devant les caméras, les voiles brûlés… Pour la première fois, il y a une véritable convergence des luttes et des minorités derrière la cause des femmes, et pour la première fois la cause des femmes n’est pas remisée au profit d’autres revendications.


(1) En Iran, le pouvoir économique, politique et culturel se trouve dans les provinces centrales comme celle de Téhéran. Les provinces périphériques (Azerbaïdjan iranien, Kurdistan, Khuzistan…) sont peuplées par différentes minorités, qui représentent près de la moitié de la population.

(2) Très utilisée en Iran, l’application américaine Clubhouse permet d’organiser, d’écouter et d’intervenir dans des conversations en ligne, au sein de salons de discussion virtuels ou « rooms ».

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