Médecins en rébellion jusqu’à nouvel Ordre

Quatre praticiens nantais sont jugés pour leur refus de payer la cotisation obligatoire à l’Ordre des médecins. L’estimant archaïque, corporatiste, patriarcal et opaque, ils appellent à sa dissolution.

Patrick Piro  • 9 novembre 2022 abonné·es
Médecins en rébellion jusqu’à nouvel Ordre
© Protestation devant le Conseil national de l’Ordre des médecins, à Paris en mars 2019. (Photo : JACQUES DEMARTHON / afp.)

Guillaume Getz fait l’inventaire des pièces de son dossier de contentieux : les multiples lettres de relance de l’Ordre des médecins, six commandements envoyés par un cabinet de recouvrement et, enfin, une injonction à payer délivrée par le tribunal et remise par huissier.

Le jeune médecin, installé dans la région nantaise en 2015, refuse depuis 2020 de verser sa cotisation annuelle (335 euros) au conseil départemental de l’Ordre des médecins du département de Loire-Atlantique. L’organe a saisi la justice, et Guillaume Getz est convoqué au tribunal le 15 novembre, comme trois autres de ses collègues de Nantes pour le même motif ; ils sont tous membres du petit Syndicat de la médecine générale (SMG).

D’autres praticiens, en Ariège ou dans le Maine-et-Loire, en sont également à l’étape judiciaire de leur contestation. « Je suis prêt à payer quelques centaines d’euros au bout du parcours. Ce n’est pas une question d’argent, mais une manière de protester contre un organe dont nous demandons la dissolution en raison de ses dysfonctionnements et de ses prises de position », explique le médecin.

Le 15, il sera accompagné par Adrien Rousselle, François Meuret ainsi que par Marie Kayser, retraitée depuis dix ans et figure historique de la contestation de l’Ordre des médecins. Sa militance date de l’espoir déçu de voir François Mitterrand tenir un jour la promesse faite en 1981 de le supprimer. « Il a renoncé, face au lobby de la profession. »

Ereinté par la Cour des comptes

Avec d’autres médecins, Marie Kayser démarre alors une grève de la cotisation. Le tribunal leur donnera tort. Depuis, elle fait partie d’une petite cohorte de médecins qui traînent systématiquement des pieds à l’heure de faire le chèque. « J’attendais l’imminence du procès, puis je finissais par payer », pour rester inscrite au « tableau », liste des médecins autorisés à exercer, ce qui lui permet de continuer à prescrire, pour elle et ses proches, mais aussi à assurer un recours médical militant, comme lors des actions de contestation du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes.

Fin 2019, la flamme de sa rébellion se réactive vigoureusement, avec la publication d’un rapport de la Cour des comptes qui éreinte l’Ordre des médecins dans quasiment tous les domaines, relevant notamment que les recommandations émises par plusieurs inspections depuis 2000 n’ont produit presque aucun effet.

L’enquête, portant sur le Conseil national de l’Ordre des médecins ainsi que sur 46 de ses 101 conseils départementaux, épingle une gestion « caractérisée par des faiblesses préoccupantes, voire des dérives ».

Le bénévolat est pratiqué à la carte : certains conseillers de l’Ordre perçoivent des indemnités confortables.

En dépit d’ordonnances de 2017 imposant la parité au sein des ordres professionnels, l’Ordre ne comptait en 2019 que 9 % de femmes, bien qu’elles représentent près de la moitié du corps médical. Par ailleurs, l’âge moyen des membres atteint 68 ans, alors qu’il est de 51 ans pour les médecins en activité. Le défaut de représentativité est encore dégradé par la pratique récurrente du cumul des mandats.

Le bénévolat, qui est de mise, est pratiqué à la carte, constate la Cour : certains conseillers de l’Ordre perçoivent des indemnités confortables, « qui peuvent être abondées par des remboursements de frais dont les justifications sont parfois incertaines, voire inexistantes. […] La comptabilité de plusieurs départements n’a pas été tenue pendant plusieurs années et l’une d’entre elles avait été détruite avant le passage de la Cour. »

Comportement de clergé

Cependant, la réforme administrative et de la gouvernance de l’organe n’est pas l’objectif des grévistes de la cotisation. Alors qu’il a été créé, en 1945, pour veiller « au respect des principes de moralité, probité, compétence et dévouement indispensables à l’exercice de la médecine et à l’observation par les médecins de leur code de déontologie fixé par décret », des missions importantes « qui justifient son existence » sont peu ou mal exercées, « souffrant de graves lacunes ».

L’actualisation des compétences des médecins est mal contrôlée, tout comme les contrats qu’ils passent avec l’industrie pharmaceutique. Et trop souvent, constate la Cour des comptes, les refus de soins n’entraînent aucune action de l’Ordre.

« Et, pourtant, il impose sa voix comme celle de tous les médecins, il adopte des positions qui heurtent ma vision déontologique et éthique, écrasant la diversité syndicale », déplore Adrien Rousselle, salarié dans une structure médico-sociale de l’agglomération nantaise intervenant auprès de personnes en situation de précarité.

L’Ordre défend un modèle de soins très libéral et aux positions sociétales conservatrices, voire réactionnaires.

L’Ordre défend un modèle de soins très libéral et aux positions sociétales conservatrices, voire réactionnaires, exposent le SMG, le Syndicat national des jeunes médecins généralistes (SNJMG) et le Mouvement d’insoumission aux ordres professionnels (Miop), dans un communiqué de soutien aux grévistes de la cotisation : l’Ordre s’est opposé à la dispense d’avance de frais pour les patient·es (le tiers payant), a laissé se développer les dépassements d’honoraires, et ne s’est guère préoccupé de défendre le service public hospitalier ni de contrecarrer l’extension des déserts médicaux.

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Protestation devant le Conseil national de l’Ordre des médecins, à Paris en mars 2019. (Photo : JACQUES DEMARTHON / AFP.)

Il s’est aussi montré défavorable à l’allongement des délais pour la pratique des interruptions volontaires de grossesse. « Des positions politiques globalement contraires au bon fonctionnement du système de soin et à la santé des habitant·es », écrivent les trois organismes, qui entendent également porter à la connaissance du public, lors des procès qui s’annoncent, de graves accusations : l’Ordre couvre des faits de pédocriminalité et d’agressions sexuelles de la part de médecins, « sous l’argument de la défense de la confraternité et de l’image de la profession ».

Juridiction d’exception

En cause, « une juridiction d’exception », dénonce Marie Kayser. Ainsi, l’Ordre des médecins n’a pas cru bon de prendre des sanctions contre des médecins condamnés pour des violences commises sur des patientes. Il n’a jamais inquiété Joël Le Scouarnec à la suite de sa condamnation, en 2005, pour détention d’images à caractère pédopornographique, alors que le chirurgien sera finalement condamné, en 2020, à quinze ans de réclusion pour près de 350 viols ou agressions sexuelles.

« L’Ordre n’a pas diligenté la moindre enquête, ne s’est jamais soucié de l’empêcher d’être en contact avec des enfants !, s’élève Guillaume Getz. Il s’est comporté pendant quinze ans comme un clergé pratiquant la loi du silence pour ne pas entacher sa réputation. »

À l’inverse, les sanctions réservées à deux pédopsychiatres ont soulevé l’indignation au-delà de la profession. Françoise Fericelli a reçu de la part de l’Ordre un blâme pour « immixtion dans les affaires de la famille » après avoir brisé le secret médical en signalant un cas de maltraitance d’enfant à la justice.

Le collectif Stop violences médecins se bat pour obtenir une obligation de signalement, à laquelle l’Ordre persiste à s’opposer.

Eugénie Izard, pour un motif semblable, a même été interdite d’exercice pendant trois mois, fin 2020. La sanction a été cassée en mai dernier par le Conseil d’État, mais l’Ordre garde la latitude de la muer en un blâme. « Nous sommes les seuls professionnels à ne pas être soumis à l’obligation d’alerter le procureur ou une cellule de recueil des informations préoccupantes, en cas de suspicion de maltraitance d’enfant, explique Marie Kayser, au prétexte que le médecin ne doit pas rompre le secret professionnel ni perdre la confiance des familles. »

Ces deux cas ont suscité la création du collectif Stop violences médecins, qui se bat pour obtenir une « obligation de signalement », à laquelle l’Ordre persiste à s’opposer, fort de son pouvoir d’influence auprès du législateur : en vingt ans, signale le collectif, dix propositions de loi ont en vain tenté d’instaurer ce devoir professionnel. Alors qu’ils sont en première ligne pour constater des suspicions de violences sur enfant, les médecins sont la source de moins de 5 % des signalements.

Climat d’intimidation

Parmi les griefs qui motivent particulièrement Guillaume Getz, il y a les conséquences d’une disposition qui permet à un employeur, depuis 2007, de saisir l’Ordre s’il conteste le bien-fondé d’un certificat « faisant le lien » entre l’état de santé d’un·e de ses employé·es et ses conditions de travail.

Tandis qu’un tel document peut valablement être produit devant le tribunal des prud’hommes, par exemple pour appuyer une suspicion de harcèlement moral, l’Ordre sanctionne des médecins pour les avoir émis. « C’est prendre fait et cause pour le patronat ! Il règne un climat d’intimidation, de jeunes collègues en internat me rapportent que des maîtres de stage les mettent en garde contre ce risque », constate le médecin, qui affirme pour sa part ne jamais « se coucher » lorsqu’il décèle un cas d’épuisement professionnel.

Les missions de l’Ordre peuvent être assurées par des organes existants qui ne sont pas désavoués par une telle litanie de critiques.

Selon leurs avocats, les médecins ne risquent qu’une condamnation pécuniaire : le Conseil d’État a déjà statué, par le passé, qu’un refus de cotiser ne constituait pas une faute professionnelle, et ne pouvait donc pas justifier d’une sanction disciplinaire de la part de l’Ordre. Qui se refuse à tout commentaire sur ces affaires.

« Nos cotisations, ce n’est pas sa préoccupation, il a plein d’argent ! Je pense qu’il ne souhaite pas, avant tout, que l’on parle de lui », commente Marie Kayser, pour qui ce procès constitue une tribune pour populariser la demande d’une dissolution pure et simple de l’Ordre. « Qui n’est aucunement une revendication de dérégulation : les missions de l’Ordre peuvent être assurées par des organes existants qui ne sont pas désavoués par une telle litanie de critiques. Et puis notre affaire n’a rien d’une bisbille interne à la profession : elle intéresse le grand public, qui ignore à peu près tout de l’Ordre des médecins, bien qu’il influence des sujets touchant à la maltraitance, aux positions sociétales ou aux relations dans le milieu du travail. »