Refonder la (vraie) République

Un essai du philosophe Jean-Fabien Spitz dénonce les dérives d’un « nouvel intégrisme » républicain. On en voit une des applications dans la formidable histoire de la « bataille de la Sécu », racontée par l’économiste Nicolas Da Silva.

Olivier Doubre  • 30 novembre 2022 abonné·es
Refonder la (vraie) République
La place de la République en avril 2022.
© JOEL SAGET / AFP

Nous, républicains – car, malgré les dérives de droite et néolibérales de l’idée républicaine, nous ne pouvons qu’être républicains –, sommes fatigués. Fatigués du dévoiement de cette idée, « réduite à un universalisme de façade et à une laïcité entièrement falsifiée, [et qui] n’est plus utilisée que pour dissimuler la réalité des fractures et tenter de combler le déficit croissant de légitimité auquel se heurte une république sociale qui laisse proliférer l’inégalité et précarise les existences ».

La République ? Quelles valeurs ? Essai sur un nouvel intégrisme politique, Jean-Fabien Spitz, Gallimard, coll. « NRF essais », 364 pages, 22 euros.

Partant de ce triste constat, Jean-Fabien Spitz, professeur émérite de philosophie politique à l’université Paris-I, n’hésite pas, à juste titre, à qualifier de véritable « intégrisme politique », devenu même un « mantra du discours politique en France », ce républicanisme de pure forme, contraire même à l’idée républicaine et transformé en alibi chargé de défendre in fine notre ordre social profondément inégalitaire. Et l’auteur d’affirmer sans détour que cet « intégrisme républicain » n’est aujourd’hui que le « faux nez du libéralisme autoritaire ».

Où commence la République ?

Où commence donc la République ? Et surtout, où l’intervention de la République, en tant que pouvoir, doit-elle s’arrêter, pour rester fidèle à ses valeurs et principes, et ne pas les trahir ? Ce sont les questions que pose Jean-Fabien Spitz, dans un essai qui dénonce les dérives et l’instrumentalisation des valeurs de la République trop souvent mises en avant ces dernières années dans le débat public hexagonal. Une instrumentalisation qui va de pair avec celle d’une laïcité dévoyée elle aussi, alors qu’elle fut pourtant une autre des valeurs fondamentales de la République française depuis 1905.

« Aux antipodes de l’inspiration libérale qui animait la loi de 1905 », l’interprétation « moniste » de la laïcité, trop en vogue de nos jours, est la conséquence d’une véritable « falsification entre les mains des intégristes républicains et des gouvernants qui en reprennent les conceptions ».

S’appuyant ici sur les analyses du politiste Philippe Portier, Jean-Fabien Spitz souligne combien la laïcité s’est « transformée d’un système de préservation des libertés en un système d’unification des conduites », tandis que « les partisans de cette transformation n’hésitent plus à contraindre les appartenances religieuses à devenir invisibles dans l’espace public pour promouvoir ce dernier en un “commun” parfaitement imaginaire dont la fonction est de cacher la réalité des inégalités et des discriminations ».

C’est une atteinte à la liberté de conscience et à la liberté des individus que d’interdire aux gens de s’habiller comme ils l’entendent, y compris à l’école.

Vient évidemment à l’esprit, sur ce point, la loi de 2004 interdisant aux jeunes filles le port du voile à l’école. C’est là, pour l’auteur, l’exemple paroxystique de cet intégrisme qui va à l’encontre de l’idée républicaine héritée des Lumières. Dans un entretien sur France Inter, il résumait ainsi son propos : « Quelles que soient les raisons du port du foulard (en dehors d’une contrainte délictuelle), l’État n’a pas à les examiner. C’est une atteinte à la liberté de conscience et à la liberté des individus que d’interdire aux gens de s’habiller comme ils l’entendent, y compris à l’école. »

Or cette « conception travestie » de la République se montre par ailleurs beaucoup moins sévère avec les inégalités et les discriminations qui, pourtant, piétinent bien plus les principes républicains. Et de pointer un certain « centrisme mou » (suivez son regard vers la Macronie) aux tendances non moins autoritaires, qui promeut fièrement le néolibéralisme, avec une défense de la propriété pour faire accepter (ou absoudre) un système profondément inégalitaire.

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C’est sans doute ici l’un des points stimulants de ce livre, puisqu’il critique vertement le néolibéralisme en s’appuyant sur l’un des penseurs les plus prestigieux du libéralisme politique, John Locke (1632-1704). Grand spécialiste du philosophe, Jean-Fabien Spitz – pour qui l’idée républicaine « est une réflexion sur la manière de réaliser une société d’individus libres et indépendants, et de faire correspondre la réalité des indépendances à celle des droits » – résume justement la pensée du libéral Locke : « Pour lui, si vous vous appropriez des choses dans des conditions telles que cela met d’autres personnes dans l’impossibilité de subsister, cette appropriation n’est pas légitime. »

L’égalité, autre fondement de l’idée républicaine, suppose donc, pour être réelle, dans une société où la propriété du capital est très inégalement répartie, « des droits sociaux et une propriété sociale – des services publics – qui permettent aux exclus de la propriété de disposer des moyens de demeurer indépendants ».

Deux conceptions de la Sécu

Vis-à-vis des droits sociaux censés limiter les inégalités, on pense bien sûr à l’une des institutions républicaines françaises créées dans l’immédiat après-guerre et souvent enviée par nombre de nos voisins : la « Sécu ». On croit fréquemment que la Sécurité sociale est née du programme du Conseil national de la Résistance, alors que celui-ci ne lui consacre en réalité qu’une ou deux lignes !

La bataille de la Sécu. Une histoire du système de santé. Nicolas Da Silva, préface de Bernard Friot, La Fabrique, 304 pages, 15 euros.

En fait, issue de la longue histoire des mutuelles ouvrières, certaines fondées dès la seconde moitié du XIXe siècle afin de pallier l’absence de système de santé pour les salariés, la Sécu a été l’objet d’une « bataille » entre deux conceptions pour l’institution d’un régime général.

Comme le montre avec brio l’économiste et historien Nicolas Da Silva, en 1945-1946, de violents débats (entre CFTC et socialistes d’un côté, communistes et une bonne part de la CGT de l’autre) ont eu lieu sur cette question, opposant l’institution d’un système de santé fondé sur l’autogouvernement par les travailleurs et citoyens eux-mêmes, à un « État social » né d’une guerre qui justifiait une intervention toujours plus grande de celui-ci.

Loin du mythe d’une alliance entre gaullistes et communistes à la Libération, la Sécu, pourtant cogérée par les partenaires sociaux sous l’égide de l’autorité publique, voit croître, les décennies suivantes, une gestion centralisée et étatique. Jusqu’aux récentes réformes macroniennes, qui s’affairent à retirer le peu de marge de décision qui restait aux partenaires sociaux pour aboutir à une gestion dirigiste étatisée (depuis Bercy) – évidemment dans un sens toujours plus néolibéral.

Encore un exemple des dérives de cet État dit « social » qui, aujourd’hui avec la Sécu, pourtant ferment de l’action républicaine, « joue la carte capitaliste contre son adversaire, l’auto-organisation populaire », celle que Nicolas Da Silva désigne comme « la Sociale ». Et donc d’un nouveau dévoiement de l’idée républicaine.

Idées
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