Farouk Mardam-Bey : les livres pour patrie

L’homme a deux actualités : la collection Sindbad, qu’il dirige chez Actes Sud, a 50 ans. Et il a codirigé Syrie, le pays brûlé. Le livre noir des Assad. Deux bonnes occasions pour rencontrer ce grand éditeur de littérature arabe.

Christophe Kantcheff  • 14 décembre 2022 abonné·es
Farouk Mardam-Bey : les livres pour patrie
© Hanna Ward

Syrie, Le pays brûlé, Le Livre noir des Assad (1970-2021 / sous la direction de Catherine Coquio, Joël Hubrecht, Naïla Mansour et Farouk Mardam-Bey / Seuil, 847 pages, 35 euros.

Ils sont tous les deux sur la photo, qui date de 1992 : Pierre Bernard et Farouk Mardam-Bey, au Salon euro-arabe du livre. Le premier, fondateur des éditions Sindbad en 1972, fut le valeureux introducteur en France de la littérature arabe, classique et contemporaine. Le second lui a succédé et est aujourd’hui « Monsieur » littérature arabe, l’homme qui, la publiant, la connaît en profondeur, en sait toutes les évolutions présentes, au Maghreb comme au Proche-Orient. Cette photographie figure dans le fascicule (disponible en librairie) publié par les éditions Actes Sud à l’occasion des cinquante ans de Sindbad.

Dirigée par Farouk Mardam-Bey depuis 1995, date de son rachat par la maison arlésienne après le décès de Pierre Bernard, la collection Sindbad a aujourd’hui un catalogue prestigieux de textes arabes et sur le monde arabe. Parmi les nombreux auteurs publiés : Mahmoud Darwich, Elias Khoury, Hoda Barakat, Sonallah Ibrahim, Elias Sanbar, Samir Kassir ou Jabbour Douhaiyi, pour ne citer qu’eux.

Farouk Mardam-Bey a une double actualité. Avec trois autres auteurs, Catherine Coquio (1), professeure de littérature comparée à l’université Paris-Diderot, Joël Hubrecht, juriste, et Naïla Mansour, journaliste, il a dirigé un ouvrage essentiel, Syrie, le pays brûlé. Le livre noir des Assad (1970-2021), édité au Seuil. « Ce livre noir retrace la mise à mort d’un peuple et de son élan de liberté. »

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Qui publie simultanément À quoi bon encore le monde ? La Syrie et nous, Actes Sud, « Sindbad », 272 pages, 23 euros.

Tel est l’incipit de ce gros volume, qui documente et analyse, via moult documents et témoignages, l’entre­prise de destruction mise en œuvre par Bachar Al-Assad, avec le soutien de la Russie et de l’Iran, pour réprimer le « large mouvement insurrectionnel, pacifique et non armé » né en 2011. Retrouver Farouk Mardam-Bey participant à ce travail n’a rien d’étonnant.

Outre ses multiples compétences et son intime connaissance de la langue arabe, il est lui-même syrien. En exil depuis longtemps. Mais, « à partir de mars 2011, la Syrie a été mon obsession principale, dit-il. Je me suis senti plus syrien que jamais ». La grande cause politique de son existence avait été jusqu’ici la Palestine.

Farouk Mardam-Bey est né le 23 avril 1944, à Damas, dans une famille de la classe moyenne. Après des études secondaires à la Mission laïque française – « mes parents souhaitaient que je sois bilingue » – et une licence de droit, il vient en France en 1965 pour poursuivre ses études.

Exil forcé

Il y connaît l’effervescence des années 1968 et la bohème parisienne, retournant dans son pays quand il le souhaite. Jusqu’en 1976. Pour protester contre l’entrée des troupes syriennes au Liban visant l’OLP et la gauche libanaise, il participe à Paris à des manifestations et signe des pétitions. Conséquence : son passeport ne lui est plus délivré et il risque la prison s’il se présente à la frontière syrienne. Les circonstances de son ultime séjour dans sa patrie sont fortement symboliques : il s’y est rendu pour les obsèques de sa mère, décédée en 1975.

« J’ai vécu ce que vivent les exilés, sans trop de pathos », glisse-t-il. La Syrie ne voulait plus de lui, mais Farouk Mardam-Bey a tout de même réussi, au terme d’une très longue démarche, à ce que son mariage soit inscrit sur l’état civil syrien. Ainsi, ses enfants, nés en France, ont acquis la double nationalité. Une transmission qui lui était chère.

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Militant avec les Palestiniens, il rencontre sur son chemin Elias Sanbar en 1969, son grand ami pour toujours. Tous deux deviennent les chevilles ouvrières de la Revue d’études palestiniennes dès sa création, en 1981, et à laquelle un article fameux de Jean Genet, « Quatre heures à Chatila », offre un formidable retentissement.

La revue constitue ainsi un pôle reconnu d’informations et d’expertise. Elle publiera nombre d’intellectuels, des responsables politiques palestiniens, dont Yasser Arafat bien sûr, et dans chaque numéro (trimestriel) une chronologie détaillée des événements survenus – devenue aujourd’hui une ressource historique précieuse. Sans oublier une rubrique sur la littérature arabe.

Car Farouk Mardam-Bey marche sur deux jambes : la politique et la littérature. Son engagement à gauche est venu par le nationalisme arabe contre l’impérialisme. « En 1956, j’ai 12 ans, je suis un soutien passionné de Nasser au moment de l’épisode du canal de Suez. Et, en 1958, j’approuve l’union décidée entre l’Égypte et la Syrie ». Mais, un an plus tard, son formidable professeur d’histoire du lycée est arrêté parce que communiste. « Dès lors, je crie : “Vive le communisme !” Et je découvre, émerveillé, le Manifeste du parti communiste. »

Goût obsessionnel pour les livres

Son goût pour les livres – « obsessionnel », dit-il – n’est pas moins précoce. Il publie des poèmes dans la presse à 17 ans, prend des notes sur le surréalisme, connaît par cœur des œuvres d’Éluard et ­d’Aragon. « Dans les années 1960, en Syrie, les échanges intellectuels à ­l’université étaient très vivants, se souvient-il. Quant aux livres français, on en trouvait dans une librairie à Damas – où j’ai travaillé – mais surtout à Beyrouth, où il y avait tout ce qu’on voulait. »

Rien de plus logique à ce que son premier boulot en France ait été celui de bibliothécaire – à l’Institut national des langues et civilisations orientales, de 1972 à 1986. C’est là qu’il se familiarise avec les excellentes parutions de Sindbad de Pierre Bernard, dont Naguib Mahfouz est l’auteur phare. Puis, à côté d’un poste à mi-temps de conseiller à l’Institut du monde arabe, Farouk Mardam-Bey entre chez Actes Sud.

Aujourd’hui, la littérature arabe est en pleine effervescence.

« Aujourd’hui, la littérature arabe est en pleine effervescence », s’enthousiasme-t-il. Aux pôles traditionnels que constituent l’Égypte, la Syrie, le Liban et le Maghreb, sont venus s’ajouter depuis une vingtaine d’années certains États du Golfe. « La modernité de leur littérature est impressionnante, notamment en Arabie saoudite. C’est un pays où on lit beaucoup ce qui se publie ailleurs, les écrivains n’y sont pas enclavés. Au salon du livre de Ryad, le plus intéressant pour qui cherche de nouveaux auteurs, si l’autocensure envers le roi et MBS n’est certainement pas absente, la censure est inexistante. » Khâtem (2), de l’écrivaine Raja Alem, qui met en scène une personne trans, ou Le Cas critique du dénommé K. (3), d’Aziz Mohammed, que Sindbad a publiés, en sont deux représentants.

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Traduit de l’arabe (Arabie saoudite) par Luc Barbulesco, Actes Sud, « Sindbad », 2011.

Mais aucun pays n’est en reste, encouragé en cela par la fondation, en 2008, d’un Booker Prize de la fiction arabe. En témoigne aussi la nouvelle littérature égyptienne. « C’est un pays où les jeunes écrivains veulent tout casser. Malgré le régime horrible, une jeunesse s’ébroue, prometteuse, ouverte sur le monde. »

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Traduit de l’arabe (Arabie saoudite) par Simon Corthay, Actes Sud, « Sindbad », 2021.

De cette ébullition littéraire, il est difficile pour Farouk Mardam-Bey de donner un fidèle aperçu par ses publications. D’autant qu’en France, depuis une dizaine d’années, le mouvement de curiosité est inverse : il se rétrécit. Si c’est vrai pour toutes les littératures étrangères, la littérature arabe subit de plein fouet ce phénomène.

Le climat de repli que l’on connaît ici joue incontestablement.

Les éditeurs ne s’aventurent quasiment plus sur ce terrain. Reste Sindbad, mais qui doit aussi réduire son nombre de titres annuels. « Le climat de repli que l’on connaît ici joue incontestablement. En outre, l’arabe est associé à l’islam, qui a mauvaise presse. L’autre jour, j’étais dans le métro avec un livre en arabe. À côté de moi, une personne m’a demandé : “C’est le Coran ?” J’aurais dû lui répondre : Non, c’est un roman érotique [rires] ! »

Pour ses 50 ans, Sindbad a néanmoins lancé une collection jeunesse bilingue. Avec le souci d’aider les parents et les éducateurs dans l’apprentissage de la langue par les enfants, alors que l’enseignement de l’arabe est très peu dispensé à l’école, quand il n’est pas stigmatisé. Farouk Mardam-Bey n’est pas du genre à abandonner ce en quoi il croit.

C’est aussi pour cela qu’il tenait à la publication du livre noir sur la Syrie. « Le négationnisme ambiant, de l’extrême droite à la gauche radicale, m’est insupportable. Je ne désespère pas que ce livre serve à quelque chose. L’impunité du régime doit sans cesse être dénoncée. Et maintenant que les Ukrainiens subissent, sous les coups sanglants de la Russie, ce dont la Syrie a été victime, il ne faut surtout pas se taire. » 

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Littérature
Temps de lecture : 8 minutes