Birmanie : « Nous gagnerons car nous n’avons pas le choix »

Deux ans après le coup d’État militaire, le mouvement de résistance pro-démocratie ne fléchit pas. Cependant, l’issue de sa lutte dépend du renforcement des soutiens extérieurs, jusque-là timides.

Patrick Piro  • 25 janvier 2023 abonné·es
Birmanie : « Nous gagnerons car nous n’avons pas le choix »
Un groupe armé escorte une manifestation contre la junte birmane, le 7 septembre dernier dans la région de Sagaing.
© AFP

« Êtes-vous disponible tout de suite ? Je vois que Kay Tao* est en ligne. La junte coupe souvent Internet, il faut parfois grimper dans les arbres pour tenter d’accrocher un signal… », explique notre contact. Kay Tao se cache à proximité de son village, dont le tiers des maisons ont été détruites par des opérations de représailles menées par la junte birmane.

*Nom d’emprunt, comme en adoptent plusieurs personnes interrogées ici, pour des raisons de sécurité.

La résistance est très pugnace dans cette région centrale de Sagaing, où la répression est d’autant plus vive. Dans le district de Kay Tao, 18 des 20 villages ont été ciblés, certains totalement rasés au prix de carnages humains. « Ce sont les mêmes atrocités que lors du génocide des Rohingyas », dénonce le Special Advisory Council for Myanmar (SAC-M), groupe indépendant d’experts internationaux créé en soutien au mouvement pro-démocratie birman.

Le 1er février 2021, un coup d’État chassait Aung San Suu Kyi du pouvoir (1), installant une énième dictature militaire en Birmanie depuis 1962. « Mon grand-père l’a connue. Puis mon père, qui a lutté contre le putsch de 1988. Les militaires en font à leur guise avec ce pays, c’est insupportable, une insulte permanente ! » Alors Kay Tao, avec une trentaine d’autres jeunes villageois, a pris les armes et le maquis pour former une unité locale de la People’s Defense Force (PDF), le bras armé du National Unity Government (NUG), le gouvernement légitime en exil.

« Pour nos enfants », se justifie Kay Tao, qui vient d’être père à 33 ans. Résistant « à plein temps », il a lâché sa petite pâtisserie. « Tout est détruit, et il n’y a plus d’approvisionnement possible en ville, les communications sont coupées et la route est truffée de check-points… » Le groupe assure la sécurité du village, et attaque à l’occasion les détachements de la junte.

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Fin décembre, un nouveau simulacre judiciaire orchestré par la junte a porté à 33 ans de prison le cumul de ses condamnations, pour des motifs grotesques.

« On n’a jamais connu une telle détermination ! », salue Tin Tin Htar Myint, présidente de l’association Doh Atu-Ensemble pour le Myanmar (2), l’une des rares figures birmanes à s’exprimer à visage découvert en France, en dépit de ses liens avec le NUG.

« Après les coups d’État de 1962 et de 1988, la contestation s’était assoupie au bout d’un an. Rien de tel cette fois-ci. Dans de nombreuses campagnes, c’est la guerre civile. » Et si la contestation du gouvernement central par les minorités ethniques des périphéries ébranle le pays depuis plus de soixante-dix ans, l’embrasement de la région centrale, peuplée de Bama, l’ethnie majoritaire du pays, est une nouveauté de taille, estime-t-elle.

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Dénomination très largement utilisée par le monde anglo-saxon pour désigner la Birmanie, terme préféré en France.

Boycott, désobéissance, lutte armée

Les grandes manifestions pacifiques des premières semaines du printemps 2021 ont disparu des principales villes, implacablement réprimées, mais des éruptions de rue éclatent toujours régulièrement dans les rues des petites villes, expression visible d’une résistance qui a pris de multiples formes.

Le boycott économique est largement suivi, refus de payer les factures d’électricité ou de consommer des produits issus de firmes tenus par des militaires. Les paysans cultivent du riz pour la résistance, on collecte des dons dans les cercles familiaux et auprès de la diaspora.

Un important mouvement de désobéissance, le Civil Disobedience Movement (CDM), s’est propagé chez les fonctionnaires, notamment au sein du personnel médical, alors que ces « déserteurs » assurent désormais leur mission au sein de structures de substitution autogérées dans les zones de lutte, où les hôpitaux sont à l’arrêt et des écoles fermées. Et la résistance s’est rapidement armée, en bricolant des armes et des explosifs artisanaux grâce à YouTube.

 Ces jeunes, en lien avec le reste du monde par les réseaux sociaux, ont vu leurs rêves d’avenir brisés. Ce sont eux le moteur de la résistance.

C’est le chemin emprunté par Ye Zaw, 30 ans, médecin qui travaillait à l’hôpital de Loikaw, capitale de l’État du Kayah (3). « Comme de nombreux collègues, j’ai participé au CDM et à des actions non-violentes. Mais au bout de quelques mois, il est devenu évident que ça ne suffirait pas contre la répression brutale et les atrocités de la junte. Nous devions nous défendre avec des armes. » Recherché, Ye Zaw finit par fuir dans la forêt, échappant de justesse à l’arrestation. « Nous nous battrons jusqu’à la victoire, j’en suis profondément convaincu. Et si je ne suis plus là, d’autres continueront certainement. »

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Le pays est composé de sept régions à majorité Bama (« birmane ») et de sept États périphériques correspondant aux principaux groupes ethniques minoritaires.

Cette détermination, qui habite de nombreux jeunes, soulève l’admiration de Tin Tin Htar Myint. « Le putsch du 1er février 2021 a été un choc, et plus encore pour eux qui n’ont pas connu celui de 1988, alors que depuis cinq ans, une fenêtre de quasi-liberté s’était ouverte, porteuse d’espoir pour la démocratisation du pays. Ces jeunes, en lien avec le reste du monde par les réseaux sociaux, ont vu leurs rêves d’avenir brisés. Ce sont eux le moteur de la résistance, ils dirigent des brigades armées, soutiennent le moral des villageois, font tourner des écoles, etc. » Kay Tao n’avait aucun engagement politique ni militant avant le coup d’État, ni même tenu une arme. « Nous n’avons pas d’autre choix que la victoire. »

Thinzar Shunlei Yi, 31 ans, était une cible toute désignée pour la junte, l’une de ses principales opposantes par son engagement pour les droits humains, notamment au sein de l’Action Committee for Democracy Development, qui œuvre pour l’avènement d’un État fédéral démocratique en Birmanie.

Figure de proue de la jeunesse, distinguée par plusieurs prix internationaux, elle s’est réfugiée « dans un pays voisin » pour échapper à la traque de la junte, en traversant illégalement la frontière. « Je continue à militer pour une révolution idéologique au Myanmar, dans des médias, auprès de la société civile et de partis politiques. »

Les séminaires qu’elle anime sur les réseaux sociaux sont très suivis. « La mouvance pro-démocratie née en 2021, dans le pays et à l’extérieur, est l’une des coalitions les plus larges et les plus inclusives que nous ayons connues, rassemblant différentes générations, classes sociales et secteurs d’activité. »

2023, année décisive

Les jeunes et les révolutionnaires ne lâcheront pas prise, Road Saw* en est convaincue. « Non seulement ils résistent, mais ils travaillent à un changement profond des structures de l’État. » Dirigeante syndicale à Rangoun, la plus grande ville du pays, elle a fait le choix de rester dans le pays, après avoir vu les manifestations et les grèves interdites par la junte.

« Pour continuer à assumer mes responsabilités et défendre les droits des travailleurs, même si les moyens de contester sont très réduits. La junte serait trop satisfaite de me voir fuir. » Road Saw, déjà arrêtée une fois, a failli l’être à nouveau récemment. « Ma vie a totalement basculé, je me sais en danger. Je bouge en permanence, d’un lieu à l’autre, dans une vigilance de tous les instants. »

L’année 2023 pourrait être décisive pour la lutte, veulent croire ces militant·es. D’abord parce que la résistance taille des croupières à la junte. Selon un rapport du SAC-M, celle-ci a déjà perdu le contrôle de la moitié du territoire, sous l’effort en partie coordonné des rébellions ethniques historiques et des nouvelles forces pro-démocratie. Mais aussi parce que l’attention internationale s’éveille, aiguillonnée par la diaspora birmane et son gouvernement en exil.

L’aide humanitaire, en quoi sera-t-elle utile si les souffrances et les destructions se poursuivent ?

Ciblée par la pression citoyenne, TotalEnergies a complètement quitté le pays en juin dernier, à l’instar de nombreuses multinationales. Il y a un mois, le Sénat états-unien a adopté le Burma Act, qui autorise Joe Biden à livrer un soutien non armé aux forces multiethniques, ainsi qu’à négocier politiquement avec le NUG. L’Union européenne semble aussi vouloir dépasser les condamnations de principe, tout comme l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), alors que l’Indonésie, qui la préside cette année, est le pays qui a le plus fermement condamné la junte.

Si elle salue ces déplacements diplomatiques, Tin Tin Htar Myint, n’a cependant qu’une croyance limitée en son efficience, convaincue comme de nombreux groupes résistants que le point de bascule se jouera sur la reconquête du territoire. « S’il vous plaît, ne perdez plus de temps, plaide Ye Zaw, c’est d’un soutien à la lutte armée dont nous avons besoin, notamment pour contrer les terribles frappes aériennes. L’aide humanitaire, et à condition qu’elle puisse contourner la junte, en quoi sera-t-elle utile si les souffrances et les destructions se poursuivent ? » 

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