Musulmans français, l’ethnicisation par la religion

Sociologue, Marie-Claire Willems s’interroge dans un essai fouillé et rigoureux sur l’identité musulmane dans la société française aujourd’hui. En montrant combien il est complexe de s’en détacher, telle une assignation d’origine ethnique. Et non une croyance religieuse.

Olivier Doubre  • 25 janvier 2023 abonné·es
Musulmans français, l’ethnicisation par la religion
Classeurs aux noms des enfants marseillais du Cours Frédéric Ozanal, membre du Réseau Espérance Banlieues qui lutte contre le décrochage scolaire.
© Nicolas Guyonnet / Hans Lucas via AFP.

L’autrice de cet essai, Marie-Claire Willems, sociologue à Paris-Nanterre, fut jadis éducatrice spécialisée à l’aide sociale à l’enfance (ASE). Elle se souvient d’un jour où elle dut présenter un jeune, Djamel, accompagné de sa mère, à la directrice de la Maison d’enfants à caractère social.

Alors que son « rapport social » ne mentionnait aucune appartenance religieuse de Djamel ni même aucune origine, cette responsable de la structure, rencontrant l’adolescent pour la toute première fois, crut utile de préciser d’emblée – devant sa mère – que « le jeûne du mois de ramadan [était] toléré dans l’institution (bien qu’elle ne le conseill[ait] pas aux moins de quatorze ans), que les prières s’effectu[ai]ent dans les chambres et, pour finir, que se vêtir en djellaba [était] interdit dans les couloirs de l’établissement ou autres pièces communes ».

La future sociologue remarqua ainsi combien les simples noms et prénoms de ce jeune homme et de sa mère avaient suffi pour que la directrice projetât sur cette famille « ses propres représentations de l’islam et des musulmans ».

Marie-Claire Willems remarque aussi un « autre détail » qui la concerne, elle, l’éducatrice spécialisée : d’emblée, « la directrice ne me catégorise pas comme musulmane ». Avant de relever encore cette phrase de la directrice, a priori banale : « “C’est comme ça chez vous”, alors qu’elle s’adresse à Djamel et sa mère. »

Cette anecdote, si significative, pose en fait les questions suivantes. Qui, en France, est musulman ? Qu’est-ce qu’y être musulman ?

Qui, en France, est musulman ? Qu’est-ce qu’y être musulman ?

C’est tout l’intérêt de cette recherche de sociologie que de se demander si, oui ou non, l’identité musulmane se résume à une « assignation » ou bien correspond, comme pour d’autres croyances religieuses, seulement à une foi et/ou une pratique cultuelle. Et l’auteure de souligner « la cacophonie omniprésente » en France sur un tel sujet !

Dialectique coloniale

Car on parle surtout d’une « origine musulmane », terme qui ne s’intéresse finalement qu’à la marge à la conviction ou la foi religieuses, cette « origine » servant surtout, selon la sociologue, à désigner ou plutôt « spécifier un Français “particulier” », bien au-delà de la signification religieuse. Avec pour fonction d’« altériser » au sein du corps social : comme si un musulman ne pouvait être réellement un Français à part entière.

On retrouve là, bien sûr, la dialectique coloniale qui avait trouvé son point d’orgue durant la guerre d’Algérie, quand l’appellation de « Français musulmans d’Algérie » servait à différencier ceux-là des « Européens d’Algérie » ou, en métropole, des « Français » tout court. En dépit des discours assimilationnistes du gaullisme de la toute fin de la IVe République, avec Léon Delbecque en embuscade.

Grâce à de nombreux entretiens, la sociologue note toute la « complexité » – du moins dans le contexte français – du sens du mot « musulman » : l’identification dans la société de ceux qualifiés ainsi entraîne, ou sous-entend, une véritable « ethnicisation de la catégorie ». D’où le propos de l’ouvrage, qui montre que la désignation comme musulman se révèle in fine une vraie « assignation » – quasi indépassable.

Peu importe qu’ils pratiquent une ou ladite religion, voire qu’ils soient eux-mêmes croyants ou non. L’ethnicité est « produite par l’interaction entre groupes sociaux, entre processus d’exclusion et d’inclusion » au sein du corps social.

Déconstruire les stéréotypes

Car si, comme pour les Juifs également, être « musulman » apparaît en général comme une « appartenance ethnico-culturelle » due à l’origine familiale et filiale, celle-ci est bien plus « construite », en France certainement mais aussi ailleurs, comme une identité « sociale » fortement liée à « l’expérience de la migration ». Et presque toujours sans lien avec une signification religieuse, tout comme entre l’origine et la croyance. Jusqu’à sa transmission aux enfants, eux-mêmes soumis à un cadre social « construisant » l’expérience de « l’altérité en France ».

Il est donc urgent de déconstruire certains de ces stéréotypes, qui font le bonheur des idiots utiles de l’extrême droite, comme jadis (de la même manière) à l’encontre des Juifs. Et surtout pour bâtir une société française apaisée, fraternelle et intelligente. Sans racisme ni exclusion. 

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Les autres livres de la semaine

« J’aimerais penser que je vous manque un peu ». Lettres à Lotte (1934-1940), Stefan Zweig, traduit de l’allemand par Brigitte Cain-Hérudent, Albin Michel, 400 pages, 23,90 euros.

Le titre émouvant de ce volume est tiré d’une lettre du grand écrivain autrichien, écrite le 4 mars 1935 de Vienne, où il est retourné brièvement malgré la persécution antisémite qui commence, adressée à celle qui n’est encore que sa secrétaire, Lotte Altmann, recrutée grâce à l’organisme juif d’assistance aux réfugiés à Londres. Il l’épousera en 1939. Cette correspondance, illustrée de photos inédites, est un document unique sur les années d’exil de Stefan Zweig et constitue le récit poignant d’une relation amoureuse durant l’effondrement de la civilisation européenne, ce « monde d’hier » si bien décrit par Zweig, jusqu’au Brésil, où le couple, désespéré, se suicide en janvier 1942.

Florence à l’écritoire. Écriture et mémoire dans l’Italie de la Renaissance, Christiane Klapisch-Zuber, texte inédit présenté par Didier Lett, éditions de l’EHESS, 256 pages, 12 euros.

En 1978 paraissait une étude des déclarations fiscales des 60 000 familles de Florence recensées au catasto (« cadastre ») de la ville en 1427, Les Toscans et leurs familles, véritable « point d’orgue de l’histoire sérielle » composée, grâce aux fameuses fiches perforées de l’époque, avec l’Américain David Herlihy. Mais Christiane Klapisch-Zuber y ajoute une cinquième partie, tirée de l’étude des ricordanze, livres de mémoires que chaque famille rédigeait alors, entre généalogie et description de ses activités. C’est cette partie, extraordinaire témoignage des vies de ces négociants, artisans mais aussi peintres florentins, qui est aujourd’hui rééditée, qui change de focale vers une histoire sociale. Passionnant.

Chiffre,Olivier Martin, Anamosa, coll. « Le mot est faible », 96 pages, 9 euros

On peut faire dire à peu près ce qu’on veut aux chiffres, souvent arguments massues. Pourtant, tous ces chiffres, proclamés comme des « vérités sur le monde » sont des « fruits de l’activité humaine », expriment et matérialisent « nos décisions, nos valeurs, nos conventions ». Ils sont donc bien des « objets sociaux et humains, et non des données naturelles s’imposant à nous ». C’est tout l’objet de ce décryptage bienvenu de la part d’Olivier Martin, sociologue de la quantification et statisticien, nous invitant à « déchiffrer » les chiffres et à ne pas nous laisser « intimider par l’autorité que leur confère leur apparente naturalité ou par les pouvoirs qui les promeuvent ». Décapant.

Idées
Temps de lecture : 7 minutes

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