Travailleurs sociaux : « Je voudrais témoigner de notre impuissance »

Solène, éducatrice de jeunes enfants, dresse le portrait d’une profession – les travailleurs sociaux – servant trop souvent de variable d’ajustement.

Politis  • 17 janvier 2023
Partager :
Travailleurs sociaux : « Je voudrais témoigner de notre impuissance »
© Aaron Burden / Unsplash.

C’est le mot « peur » qui revient le plus souvent dans ce témoignage. Solène, éducatrice de jeunes enfants, dresse ici le portrait d’une profession – les travailleurs sociaux – sous-estimée et servant trop souvent de variable d’ajustement des politiques publiques territoriales. La peur des professionnels. Celle des mineurs isolés, des adolescents déboussolés. Et que l’État abandonne progressivement au gré des coupes budgétaires. Jusqu’à se demander : existe-t-il encore, en France, un service public de l’enfance ?


À 8 ans, je me suis juré d’« aider vraiment les enfants ». C’est bien connu, le métier de travailleur social vient de notre histoire personnelle. Nous entendons souvent que l’on « choisirait » cette profession pour « se réparer ». Pour ma part, je préfère l’inspiration à la réparation. Ce métier m’inspire depuis toujours.

Et c’est ainsi que, depuis dix-sept ans, j’appartiens à la grande famille de « la protection de l’enfance » : d’une part dans les foyers, pour être au plus près des enfants et des adolescents, d’autre part dans la formation auprès de travailleurs sociaux, à la suite des enseignements tirés du terrain et de mes propres recherches.

De tout ce temps, si je devais faire un bilan de mon expérience, je parlerais d’impuissance. Je n’y vois aucun coupable, mais nous sommes tous responsables. L’ironie de l’histoire, c’est que ceux qui doivent rassurer – nous autres professions du social – doivent aussi lutter contre leurs propres peurs, celles qui les enferment et les empêchent de ressentir, de penser et d’agir.

À force de cloisonner, de rigidifier, de se protéger, nous avons oublié ces enfants placés.

J’accompagne des gosses qui au quotidien ont la peur au ventre de s’attacher, de grandir et d’aimer. J’œuvre avec des travailleurs sociaux avec la peur d’oser et d’innover. J’échange avec des directions, des tribunaux et des services administratifs qui, par peur de ne plus maîtriser, rigidifient des protocoles, jusqu’à l’absurde.

J’oriente souvent nos jeunes publics vers un personnel médical lui aussi à bout de souffle, désœuvré et apeuré tant par le nombre explosif de demandes que par la nécessité d’introduire de nouvelles pratiques thérapeutiques. J’exécute les décisions judiciaires ordonnées qui, par peur de désacraliser le lien parents-enfants, maintiennent parfois des liens bourreaux-victimes.

J’entends les discours bien fondés sur le sacro-saint « lien ». Il faut « le maintenir », nous dit-on. Je m’interroge sur ce que sous-entend ce terme. Est-ce le lien parents-enfants ou le lien économie-humanité ? Quoi qu’il en soit, la question n’est pas tant son maintien que la qualité du suivi des personnes accompagnées. Je suis navrée de constater qu’au-delà de la peur tous partagent fondamentalement les mêmes valeurs : protéger et participer à un monde meilleur.

À force de cloisonner, de rigidifier, de se protéger, nous avons oublié ces enfants placés. Je pourrais l’illustrer par des exemples dramatiques et scandaleux d’enfants pleurant face à moi en me racontant leur réalité quotidienne empreinte d’humiliation, de rejet, d’abandon ou d’abus. Ils se protègent et développent ces fameux troubles du comportement.

C’est un métier qui fait aussi peur que mal. C’est une profession qui coûte cher et qui rapporte peu.

Je pourrais multiplier les témoignages de professionnels me déversant leur quotidien alarmant et révoltant. Tout n’est évidemment pas à jeter. Je pourrais vous parler de quelques expérimentations ou initiatives locales. Ces expérimentations restent marginales et, faute de moyens suffisants, elles ne sont jamais pérennisées.

Je suis devenue une éponge qui se gorge, s’essore par les larmes ou par le sport. C’est un métier qui fait aussi peur que mal. C’est une profession qui coûte cher et qui rapporte peu. Nous sommes nombreux à pouvoir aider ces enfants à grandir si nous apprenons à avoir confiance, à nous autoriser à nous attacher et à utiliser nos erreurs comme une occasion d’apprendre. Pour ce faire, les formations initiales auraient toute leur place.

Ces enfants sont oubliés ; leurs accompagnants, des invisibles et pourtant si nombreux : éducateur spécialisé, éducateur de jeunes enfants, conseiller en économie sociale et familiale, assistant familial, assistant éducatif social, travailleur familial, assistant social, auxiliaire de puériculture, cadre socio-éducatif, directeur… Tant de force ignorée, méprisée, gâchée.

Je souhaite que cette année soit « placée » sous le signe de l’enfance car, même dans les moments les plus difficiles, et il y en a beaucoup, je m’accroche à l’idée que l’enfant est l’avenir d’aujourd’hui.

Tout Politis dans votre boîte email avec nos newsletters !
Publié dans
Carte blanche

La carte blanche est un espace de libre expression donné par Politis à des personnes peu connues du grand public mais qui œuvrent au quotidien à une transformation positive de la société. Ces textes ne reflètent pas nécessairement la position de la rédaction.

Temps de lecture : 4 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don

Pour aller plus loin…

COP21 : « Je retiens de ces dix ans combien les brèches sont vitales »
Luttes 15 décembre 2025

COP21 : « Je retiens de ces dix ans combien les brèches sont vitales »

Juliette Rousseau était coordinatrice de la Coalition Climat 21, lors de la COP21 qui se tenait en France. Autrice féministe et écologiste, elle vit aujourd’hui en Bretagne, et lutte contre l’extrême droite en ruralité, mais pas seulement.
« Depuis quinze ans, nous réclamons la vérité sur la mort de mon frère »
Carte blanche 15 décembre 2025

« Depuis quinze ans, nous réclamons la vérité sur la mort de mon frère »

Driss Dambar, Sahraoui exilé en Espagne pour sa sécurité, se bat depuis 2010 avec sa famille pour obtenir justice pour son frère Saïd, dont tout indique qu’il a été assassiné par la police marocaine. Fin novembre dernier, il assistait à la Conférence européenne annuelle de soutien et solidarité avec le peuple sahraoui (Eucoco), qui s’est tenue à Paris cette année.
Par Abdessalam Kleiche
« L’esclavage, c’est pas fini »
Carte blanche 28 novembre 2025

« L’esclavage, c’est pas fini »

Arrivé en France adolescent, et sans papiers depuis 2022 en raison du silence de la préfecture, Ulrich, 24 ans, raconte la façon dont les personnes non régularisées sont exploitées dans la restauration.
« Nous avons peur qu’une décision arbitraire arrête brutalement la vie d’Abdenour »
Carte blanche 27 novembre 2025

« Nous avons peur qu’une décision arbitraire arrête brutalement la vie d’Abdenour »

Abdenour est un homme trisomique devenu tétraplégique. Son beau-frère, qui a passé ses journées avec lui depuis 10 ans, dénonce la maltraitance médicale qu’il a subie et le bras de fer de sa famille avec l’hôpital. Un combat qui se poursuit devant les tribunaux.