« On vit dans un système de domination économique chapeauté par 500 familles »

Sociologue, militant, le fondateur de la revue engagée Frustration Nicolas Framont publie un livre incisif sur les véritables « parasites » que sont les classes possédantes et sur les moyens de les combattre.

Olivier Doubre  • 15 février 2023 libéré
« On vit dans un système de domination économique chapeauté par 500 familles »
« À la télévision, on ne voit quasiment que des bourgeois, des sous-bourgeois et des gens qui les défendent. »
© Maxime Sirvins.

Sociologue, spécialiste des rapports de classe, Nicolas Framont a été conseiller aux affaires sociales du groupe parlementaire de La France insoumise durant le premier quinquennat Macron. Depuis, il est vendeur de fruits et légumes sur les marchés de Saintes (Charente-Maritime) avec son mari, maraîcher. Il est aussi rédacteur en chef de la revue en ligne Frustration, fondée en 2013, qui a pris un bel essor puisqu’elle peut maintenant rémunérer (modestement) certains de ses contributeurs.

En introduction de votre nouveau livre, Parasites (1), vous écrivez que celui-ci est « un ouvrage de développement collectif ». Qu’entendez-vous par ce terme ?

Nicolas Framont : J’ai souhaité m’inspirer de cette vogue du développement personnel qui fait vendre beaucoup de livres ces derniers temps. Ce sont des ouvrages où les lecteurs essaient de trouver des solutions à leurs problèmes personnels et qui sont souvent écrits de façon très convaincante, accessible, avec des effets performatifs voulus : vous les lisez et vous vous sentez vite un peu mieux !

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Parasites, Nicolas Framont, Les Liens qui libèrent, 286 pages, 19,50 euros.

Je voulais arriver à la même chose, mais sans l’illusion du développement personnel, car celui-ci propose en général des solutions individuelles, voire individualisantes, qui expliquent au lecteur qu’il ne peut pas agir sur le monde qui l’entoure mais qu’il peut, en revanche, travailler sur son rapport à ses émotions.

Mon propos choisit une démarche inverse : tout en s’adressant bien à des individus qui rencontrent des problèmes personnels, il s’agit de faire le lien entre ceux-ci et un contexte général, mais qu’ils peuvent transformer collectivement ! Mon idée de développement collectif s’inspire certes de celle du développement personnel, mais pour aller vers des débouchés collectifs. Dire que le collectif est toujours la solution. Plutôt que de tomber dans les pièges du « travaille sur toi-même ! ».

Vous êtes le rédacteur en chef d’une revue engagée (2) qui fait souvent parler à gauche, dont le nom est Frustration. Ce titre renvoie d’une certaine façon à l’idée de « développement collectif »…

On pourrait le dire en effet. Ce n’est pas à proprement parler du journalisme d’information, mais davantage du journalisme d’opinion, très politique, fait d’abord pour que les gens qui ressentent une colère se sentent légitimés.

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Frustration, la revue, numéro papier annuel, 2022-2023, 96 pages, 15 euros, sélection de son site web quotidien.

Il y avait dès le départ ce côté presque thérapeutique, et le titre Frustration voulait traduire cela. On voulait parler du capitalisme et des modes de domination, mais en prenant l’angle du quotidien et de l’individuel, en partant des expériences vécues.

On souhaitait donc un titre qui fasse référence à un sentiment. Or la frustration est un sentiment qui est créé par le capitalisme, plutôt perçu comme négatif (puisque, quand on est frustré, on souffre), mais qui appelle aussi à parler de ce sentiment négatif ou douloureux pour en faire quelque chose.

Et le sous-titre est « le magazine de la guerre des classes »…

Il s’inscrit dans la même démarche : une des missions que l’on s’est données est de documenter la guerre des classes par le quotidien, de la façon la moins surplombante possible. En réalité, notre background est marxiste, classiquement, mais nous ne sommes pas un magazine qui fait l’exégèse du marxisme : il documente la lutte des classes à travers la vie politique, économique et culturelle, de la façon la plus claire et accessible possible. C’est un aspect important de notre démarche que de pouvoir être lu par des personnes complètement novices, qui n’ont pas forcément un bagage théorique ou militant.

La frustration est un sentiment qui est créé par le capitalisme, plutôt perçu comme négatif mais qui appelle aussi à en parler pour en faire quelque chose.

Vous publiez notamment beaucoup d’enquêtes ou d’articles sur le monde de l’économie.

En effet, on essaie d’incarner la classe dominante et de montrer qu’on a affaire à des individus de chair et d’os (ce que je fais aussi beaucoup dans Parasites) et non des flux financiers abstraits ou insaisissables. Pour essayer de savoir qui l’on a en face de nous. Car, pour pouvoir combattre, il faut connaître l’adversaire. Du coup, dans Frustration, on fait souvent des portraits. C’est un genre que l’on aime bien.

L’introduction de votre livre s’intitule d’ailleurs « Désigner l’adversaire ». Pourquoi vous en prenez-vous avec une telle véhémence à ces « héros des temps modernes » que sont les grands entrepreneurs ?

Parce que le groupe que vise particulièrement le livre, sans oublier certains groupes satellites dont je parle aussi, c’est celui des 500 plus grandes fortunes (ou familles) françaises. Je me fonde simplement sur le classement annuel du magazine Challenges, c’est-à-dire que je lis ce que les bourgeois disent d’eux-mêmes.

Ces 500 familles françaises fortunées sont la cause de beaucoup de nos problèmes : de la dégradation du service public au fait d’être mal payé ou de ne pas trouver de sens à son travail, voire de devoir prendre des antidépresseurs parce qu’on souffre au travail. Il y a ainsi toute une série d’états de souffrance, physiques et mentaux, qui sont dus au fait que l’on vit dans un système de domination économique chapeauté principalement par ces 500 familles.

C’est pourquoi il est vraiment nécessaire de toujours rechercher où sont leurs responsabilités et de les leur attribuer, au lieu de se flageller soi-même, de se dire, par exemple, « c’est l’humanité en général qui est ainsi », « l’homme est un loup pour l’homme », ou je ne sais quelle autre formule toute faite… Non. Il s’agit de bien montrer qu’une grande partie de nos problèmes sont liés à la prospérité de ces 500 familles françaises, et des autres du même type au niveau mondial.

Pourquoi avoir choisi le mot « parasites » pour titre de votre livre ? Il pourrait paraître agressif à certains…

La classe possédante se nourrit du travail des autres.

J’assume la violence du terme ! Mais il comporte aussi une dimension de retournement de stigmate, puisqu’on associe trop souvent le parasitisme aux classes populaires, supposées être « assistées ». C’est bien du parasitisme, dans le sens où il s’agit d’un corps qui se nourrit d’un autre, à son détriment, et ne vit que grâce à l’autre. C’est exactement ce qui se passe avec le capitalisme, dans le sens où la classe possédante se nourrit du travail des autres.

« Une des missions que l’on s’est données est de documenter la guerre des classes par le quotidien ». (Photo : DR.)

Mais j’ai montré aussi qu’il y a une forme de parasitisme politique puisque la bourgeoisie française est très subventionnée, grâce à un État-providence pour les possédants qui prend soin des actionnaires privés, les finance en partie, leur cède des entreprises publiques privatisées.

Et puis, bien sûr, il y a ces 157 milliards d’euros d’exonérations, de crédits d’impôts et d’aides publiques dépensés chaque année en leur faveur, qui montrent que, là où on dépense le plus, ce n’est pas pour l’hôpital, mais pour ces grandes entreprises privées.

La réforme des retraites est d’ailleurs faite pour cela, comme l’avaient dit dès septembre 2022 Bruno Le Maire et d’autres ministres très explicitement : il s’agit d’économiser sur la protection sociale afin de permettre à l’État de dégager des marges budgétaires pour maintenir ce qu’il donne aux entreprises.

En fait, on pourrait résumer les choses ainsi : derrière chaque fortune française (ou quasiment), il y a un héritage et une entreprise publique privatisée. Ce ne sont donc pas du tout des self-made-men et, d’ailleurs, c’est aussi le cas aux États-Unis, comme le montre un tout récent livre d’Anthony Galluzzo, Le Mythe de l’entrepreneur. Défaire l’imaginaire de la Silicon Valley (3).

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La Découverte, 2023.

L’explication est simple : l’État donne énormément à ces grandes entreprises et, nous, les citoyens ou contribuables, le payons durement, en tant qu’assurés sociaux ayant accès à un système de santé dégradé, à une école dégradée, ou qui devraient travailler deux ans de plus pour permettre à ces entreprises bénéficiaires de continuer de toucher toutes ces subventions publiques, qu’elles soient directes ou indirectes. L’explication est simple. C’est bien de la pure lutte des classes, chimiquement pure.

Vous faites une description de l’offensive idéologique de la bourgeoisie, en gros depuis les années 1980. Et pour cela, vous parlez de « bruit parasitaire »

Les bourgeois se présentent toujours comme étant le « camp de la raison », avec souvent un économiste en costume et petites lunettes qui a l’air très sérieux et qui produit un effet d’intimidation pour le reste de la population. Il vient alors nous expliquer qu’« il n’y a pas d’alternative » à leur politique de classe en faveur de la bourgeoisie. Mon boulot est de déconstruire ce qui est en fait un « bruit parasitaire ».

À la télévision, on ne voit quasiment que des bourgeois, des sous-bourgeois et des gens qui les défendent, omniprésents et bien plus représentés que leur proportion réelle dans la population. Ils font un bruit parasite car, avec leurs mots, leurs concepts, leurs polémiques, ils nous empêchent de penser à nous, à nos propres intérêts. Cela ne signifie pas qu’ils nous convainquent, mais leur fonction, selon moi, est de faire ce bruit parasite qui nous empêche de nous concentrer.

ZOOM : Frustration : documenter la « guerre des classes 

Une bande dessinée du numéro annuel sur papier de la revue Frustration décrit les mésaventures de Nicolas (Framont), son rédacteur en chef, invité dans des « débats » de chaînes télévisées. Il y observe alors le petit milieu des éditocrates, passant d’une émission à l’autre, d’une chaîne à l’autre, dans un entre-soi quasi étanche. Cette BD pleine d’humour montre comment la bourgeoisie, classe « parasite », est ainsi prête à payer ses thuriféraires pour obtenir et diffuser un récit acceptable de ses (mé)faits et gestes.

Mais je ne crois pas qu’ils aient encore de grands récits, comme dans les années 1980, et je dirais que ce qui se passe aujourd’hui avec la réforme des retraites constitue un peu leur déroute à ce niveau : ils ont beau enrober la chose avec leurs arguments habituels, cela ne prend plus car la politique de classe est parfaitement claire pour tout le monde ! Mais cela faisait de nombreuses années que l’on était soumis à la dictature médiatique de ces « gens sérieux ».

Vous montrez également que l’écologie, pour être un projet efficace, ne peut pas être différenciée d’un discours de classe.

Je pense que l’on avance en ce sens, collectivement, dans ce domaine. Mais il est vrai qu’il y a longtemps eu un discours « écologiste » affirmant que l’être humain détruit la planète, avec ce discours environnementaliste que nous appelons à Frustration l’« écologie bourgeoise ». Il a été puissant et on continue de l’entendre dans ces invitations aux petits gestes individuels destinées à culpabiliser tout un chacun. Il me semble cependant que ce discours ne fonctionne plus.

Si les gens doivent avoir une conscience de classe, il faut aussi qu’ils soient fiers de ce qu’ils sont, qu’ils n’envient pas les bourgeois.

Les profits records de Total sont directement liés à cela. Même si ses dirigeants mettent en avant des pseudo-alternatives, on sait qu’ils continueront à pomper parce que c’est leur raison d’être que d’accumuler. Tant qu’il n’y a pas de contraintes, cela ne changera pas. Il faut repolitiser l’écologie, qui a été trop longtemps dépolitisée.

Pour lutter contre ce parasitisme, les questions de race et de genre sont-elles importantes, elles aussi ?

Absolument. Ces combats méritent d’être menés les uns à côté des autres. Mais ils ont des racines communes : le racisme est quand même fortement lié à la colonisation du monde par les bourgeoisies européennes, à la traite négrière…

S’il n’y a pas eu de véritable devoir de mémoire sur la traite négrière, contrairement à ce qu’on nous dit, c’est aussi parce que, si on commence à s’y intéresser vraiment, on va montrer quelles sont les origines d’une large part des fortunes françaises qui en ont grandement bénéficié, notamment du côté de Bordeaux, Nantes, Le Havre… Et si la bourgeoisie a pris le dessus sur l’aristocratie partout en Europe, c’est parce qu’elle s’est enrichie aussi grâce à la colonisation et à la traite. C’est un des exemples de lien avec ces combats indispensables.

De même, le patriarcat a clairement partie liée avec le capitalisme, en payant moins les femmes, en opposant les femmes et les hommes au travail. Il n’y a ni hiérarchie ni concurrence entre ces combats ; ils doivent tous être menés de front !

Quels sont les principaux remèdes possibles à ce parasitisme de la bourgeoisie ?

Il y a selon moi deux aspects. Comment agit-on ? Comment pense-t-on ? Sur ce dernier point, il s’agit de réapprendre la fierté de classe et de se la réapproprier. Si les gens doivent avoir une conscience de classe, il faut aussi qu’ils soient fiers de ce qu’ils sont, qu’ils n’envient pas les bourgeois, qu’ils n’aient pas envie de leur ressembler, qu’ils arrêtent de fantasmer sur un ascenseur social qui ne fonctionne pas, ou pour seulement quelques-uns.

Cultiver la fierté sociale et arrêter avec le désespoir, le pessimisme à gauche.

Le populisme russe, au départ, était une littérature qui valorisait les classes laborieuses et paysannes. C’est pourquoi je pense qu’il y a là quelque chose à reprendre dans ce populisme littéraire originel : se valoriser dans toute notre diversité et arrêter aussi de se flageller. Cultiver la fierté sociale et tout ce qui en découle. Et arrêter avec le désespoir, le pessimisme à gauche.

Ensuite, il y a aussi la question des modes d’action : comment organiser les classes laborieuses dans leur diversité ? Actuellement, on n’a pas d’organisations bien conçues pour agir efficacement. S’il y a eu une belle dynamique aux dernières législatives avec la Nupes, je rappelle quand même que les taux d’abstention sont demeurés très élevés.

« L’État donne énormément aux grandes entreprises et, nous, les citoyens ou contribuables, le payons durement. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Les gens ne s’identifient pas à la classe politique, même à gauche, parce qu’elle est très située socialement et géographiquement : très parisienne, très diplômée, et plutôt bien née. Il ne faut donc pas s’étonner que cela ne fasse pas écho dans les classes populaires. Si on regarde l’histoire, la classe ouvrière avait politiquement le vent en poupe quand elle était organisée par elle-même, avec des partis et des syndicats qui lui ressemblaient socialement. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Les gilets jaunes ont gagné certaines choses, car la bourgeoisie a eu peur.

Le mouvement des gilets jaunes l’a montré, en étant un mouvement autonome de classe, dans lequel les gens se reconnaissaient, même si cela n’a pas débouché sur une victoire totale. Mais il ne faut pas oublier qu’il a gagné certaines choses, car la bourgeoisie a eu peur.

Emmanuel Macron, après trois samedis chauds, a dû aller à la télévision pour dire qu’il lâchait 10 milliards d’euros, au lendemain des événements dans le très bourgeois seizième arrondissement, où les bijouteries et les voitures de luxe avaient pris cher ! Et, contrairement à ce qu’on nous dit sur les retraites – pour presque le même montant ! –, tout à coup, il les a trouvés, ces 10 milliards ! 

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