« Que manque-t-il pour voir qu’un nettoyage ethnique de l’Artsakh est en cours ? »

Hovhannès Guévorkian est le représentant en France de l’Artsakh, région arménienne enclavée en Azerbaïdjan. Il s’active pour susciter un appui international à ce peuple qui revendique son indépendance.

Patrick Piro  • 1 février 2023 abonné·es
« Que manque-t-il pour voir qu’un nettoyage ethnique de l’Artsakh est en cours ? »
« La famine guette en Artsakh, mais on ne voit rien de concret venir. »
© Maxime Sirvins

Depuis le 12 décembre dernier, quelques dizaines de militants azerbaïdjanais prétendument écologistes bloquent le corridor de Latchine, seule voie reliant l’Arménie à l’enclave du Haut-Karabakh, dont la population arménophone est soumise à un blocus presque total. Comment expliquer qu’une telle situation perdure, depuis près de deux mois ?

Hovhannès Guévorkian : Parce qu’à l’évidence il ne s’agit pas d’une protestation écologiste, mais d’une énième offensive du pouvoir azerbaïdjanais destinée à asphyxier la population de l’Artsakh (1) dans son entreprise de nettoyage ethnique.

1

Nom d’une province arménienne historique, dont se sont dotées les institutions du Haut-Karabakh, terme qu’elles réservent pour en désigner le territoire géographique.

Très vite, les enquêtes journalistiques ont montré que ces militants ne présentaient aucune attache écologiste. Certains ont même été repérés avec des uniformes militaires portant l’emblème des Loups gris (2).

2

Mouvement fasciste turc radical, anti-arménien entre autres.

Par ailleurs, la mine de cuivre dont ils allèguent la pollution, et qui est une source importante de revenu pour le petit Artsakh, se trouve à plus de 70 kilomètres du corridor de Latchine où ils manifestent. Les autorités locales ont proposé d’inviter une mission internationale pour vérifier la conformité du site aux normes, mais l’Azerbaïdjan n’a même pas considéré la proposition. Et alors que le régime dictatorial azerbaïdjanais ne tolère aucune manifestation, en voilà une qui dure depuis une cinquantaine de jours et, encore plus novateur, sur une justification écologique bien suspecte.

Tentative de nettoyage ethnique : le terme est violent…

La guerre de l’automne 2020 en était une autre. On a frisé le dépeuplement : 60 % des 150 000 habitants de l’Artsakh ont fui les combats pour se réfugier en Arménie. Mais, à rebours des espoirs de Bakou, beaucoup d’Artsakhiotes sont revenus, en dépit de perspectives d’avenir devenues très minces dans leur territoire. La population est remontée à 120 000 personnes.

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Cependant, elles s’entassent dans la capitale Stepanakert, car une large partie de l’Artsakh a été reconquise par l’Azerbaïdjan : il y a une crise du logement. Et alors que les autorités de l’Artsakh ont engagé un vaste programme de construction pour abriter quelque 37 000 personnes restées sans logement, il est suspendu depuis le 12 décembre, car plus aucune denrée et aucun matériau ne peuvent plus transiter par le corridor de Latchine.

La guerre, la terreur, l’asphyxie sociale et économique sont autant de moyens pour tenter de vider le territoire de sa population. «J’avais dit que nous chasserions les Arméniens de nos terres comme des chiens, et nous l’avons fait », avait déclaré le dictateur azerbaïdjanais Aliev au lendemain de la guerre de 2020. Mais comme l’objectif clairement affiché n’a pas été atteint, il persévère.

L’intégrité du corridor de Latchine était pourtant garantie par l’accord de cessez-le-feu du 9 novembre 2020, après 44 jours d’offensive militaire de l’Azerbaïdjan contre le territoire du Haut-Karabakh. Aviez-vous décelé des signes avant-coureurs de cette opération de blocage ?

Bien sûr, et il y a eu quantité d’événements de même nature au cours des derniers mois ! Ainsi, en août dernier, des soldats azerbaïdjanais ont amorcé une prise de contrôle du corridor en envahissant trois villages qui se trouvent sur son parcours, Latchine, Sous et Aghavno, imposant une déviation à la circulation.

Tenir le corridor de Latchine, c’est disposer du contrôle sur la vie et la mort de 120 000 Artsakhiotes.

Mais bien plus qu’une route, le corridor est un cordon ombilical par où transite l’approvisionnement en gaz et en électricité de l’Artsakh par l’Arménie. Aliev a fait installer une vanne sur le gazoduc, et il la ferme à sa guise. Faute d’énergie de chauffage, les hôpitaux sont en situation critique, les écoles ferment, on se chauffe au bois dans les maisons. Tenir le corridor de Latchine, c’est disposer du contrôle sur la vie et la mort de 120 000 Artsakhiotes.

Les affrontements de 2020 ont pris fin grâce à l’intervention de la Russie, qui a dépêché une force d’interposition de 2 000 soldats. Comment expliquer sa passivité, face aux violations de l’accord de cessez-le-feu autour du corridor de Latchine ?

L’attitude de cette force militaire est la conséquence du flou certain qui entoure son mandat : quels objectifs, quels moyens ? S’agit-il de protéger les Arméniens de l’Artsakh ? De s’interposer de manière neutre entre les belligérants ? De réagir aux violations de l’accord de cessez-le-feu, ou bien de se contenter de les enregistrer – ce qui est sa position actuelle ? Ce n’est pas clair.

En 2020, la Russie est intervenue seule pour interrompre l’avancée de l’armée azerbaïdjanaise. Son affaiblissement à la suite de la guerre en Ukraine laisse une très grande liberté d’action à l’Azerbaïdjan et à son alliée la Turquie dans le Caucase du Sud. De ce point de vue, la ré-internationalisation du processus de règlement du conflit, notamment la réactivation de la médiation de la coprésidence du Groupe de Minsk qui, outre la Russie, comprend la France et les États-Unis (3), semblerait le moyen le plus efficace pour prévenir la politique criminelle de l’Azerbaïdjan.

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Créé en 1992 pour rechercher une solution au conflit du Haut-Karabakh, il est coprésidé par les États-Unis, la Russie et la France. Son activité est actuellement suspendue, par la force des choses.

A-t-on le sentiment, en Arménie, qu’après le Haut-Karabakh, le pays sera la cible suivante de l’animosité de ses ennemis locaux ?

Oui, c’est le sentiment général. Et il est fondé. Aliev, dans ses vœux télévisés pour l’année 2023, a affirmé que Bakou obtiendra un couloir traversant le sud de l’Arménie – « Qu’elle le veuille ou non » –, pour relier l’Azerbaïdjan à sa province enclavée du Nakhitchevan ainsi qu’à la Turquie, son grand allié. Il a aussi revendiqué le contrôle de terres azerbaïdjanaises « historiques », comprenant le sud de l’Arménie, le lac Sevan, ou encore la capitale arménienne, Erevan !

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Et il ne s’agit pas que de l’expression d’une haine viscérale envers le peuple arménien, cette offensive s’inscrit dans un plan stratégique : l’Azerbaïdjan, dont l’économie dépend à 95 % des hydrocarbures, a besoin de voies de passage pour diversifier ses échanges commerciaux et se renforcer stratégiquement. Le nettoyage ethnique de l’Artsakh engagé par l’Azerbaïdjan fait partie d’un projet politique global.

Le nettoyage ethnique de l’Artsakh engagé par l’Azerbaïdjan fait partie d’un projet politique global.

Erevan a beaucoup d’amis dans des pays comme les États-Unis ou la France, où la diaspora arménienne est importante. Ne se sentent-ils pas concernés par le drame du Haut-Karabakh ?

En France comme aux États-Unis, il y a eu une forte mobilisation de nombreux responsables politiques. Je salue et remercie cette préoccupation pour le sort des 120 000 Artsakhiotes. Cependant, seuls les exécutifs de ces pays peuvent agir réellement pour débloquer la situation. Or la diplomatie française, qui évoque le droit international, ne considère pas le Haut-Karabakh comme une entité indépendante, ce qui limite la portée de son action.

Je dénonce cette posture. Il me semble que c’est un pur prétexte car le droit international est censé imposer la pacification des conflits, la protection des populations menacées et non pas encourager à affamer des femmes, des enfants, des personnes âgées. Et moins encore leur déplacement de force, au nom d’un principe d’intégrité territoriale.

« 120 000 personnes, dont 30 000 enfants, sont menacées par un désastre humanitaire, au risque de tout perdre ou de se faire massacrer. » (Photo : Maxime Sirvins.)

L’exemple du Kosovo est flagrant : le soutien de la communauté internationale à la création de cet État, au nom du droit, n’a pas porté préjudice, juridiquement, à l’intégrité territoriale de la Serbie.

Alors, pourquoi s’acharner à refuser de reconnaître la souveraineté du vote du peuple artsakhiote, qui a affirmé son désir d’indépendance ? Actuellement, 120 000 personnes, dont 30 000 enfants, sont menacées par un désastre humanitaire, au risque de tout perdre ou de se faire massacrer. Nous sommes face à un crime, et le défaut d’assistance s’apparente à une complicité. Comment le monde progressiste règle-t-il cette question de principe ? Où se trouve le seuil d’adoption d’une conduite morale ?

On a le sentiment que la communauté internationale pousse l’Arménie à lâcher du lest sur le Haut-Karabakh, en échange d’un renforcement des garanties pour sa sécurité…

Mais le bon raisonnement, pour soutenir l’Arménie, c’est de faire le possible pour que la population de l’Artsakh reste chez elle, au-delà de tout calcul politique et stratégique ! Car enfin, en quoi vider l’Artsakh renforcerait-il la sécurité de l’Arménie ? Le pays, qui se trouve déjà en grande difficulté économique, devrait absorber une nouvelle vague d’immigrants. Ce qui pousserait des Arméniens à l’exil dans l’espoir d’une vie meilleure, etc.

Les enjeux énergétiques, pour l’Occident, sont-ils devenus à ce point prédominants qu’il faille ménager l’Azerbaïdjan sans état d’âme ?

Le président français peut reconnaître la République d’Artsakh. Ça créerait d’office une ligne rouge.

L’approvisionnement en gaz et en pétrole est devenu une priorité pour plusieurs pays de l’Europe notamment. Il y a divers intérêts commerciaux et raisons domestiques qui expliquent qu’on ferme les yeux. L’Italie est très dépendante du gaz de l’Azerbaïdjan, où la major pétrolière anglaise BP est le premier investisseur. Cependant, comment peut-on être aussi actif par ailleurs pour sanctionner la Russie dans la guerre qu’elle a déclenchée en Ukraine, jusqu’à renoncer à acheter son pétrole et son gaz ?

En visite en juillet dernier à Bakou pour signer un important accord de livraison de gaz, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, qualifiait Aliev, dictateur et corrompu ultime, de partenaire fiable ! Alors que l’Azerbaïdjan se livre à un lucratif tour de passe-passe, vendant son propre gaz à prix fort à l’Union européenne, tout en achetant du gaz russe à bas prix pour couvrir ses besoins domestiques !

Pourtant, Emmanuel Macron a régulièrement affirmé son soutien à l’Arménie et la population du Haut-Karabakh. Peut-il jouer un rôle, dans la situation actuelle ?

Nous le souhaitons, et nous l’attendons, même. Le président français peut reconnaître la République d’Artsakh. Ça créerait d’office une ligne rouge. Car enfin, que manque-t-il pour voir qu’un nettoyage ethnique est en cours ? Qui peut croire encore que les Arméniens ont leur place en Azerbaïdjan ?

Une première reconnaissance par un État membre de l’ONU, ça serait un vrai coup de tonnerre international ! A minima, l’objectif pourrait être d’obtenir d’Emmanuel Macron une présence humanitaire en Artsakh. C’était l’une des demandes faites par des personnalités politiques françaises de tous bords dans une tribune publiée en décembre dernier…

Cela répondrait certes à l’urgence humanitaire, notamment pour l’alimentation. Car la famine guette en Artsakh. Mais on ne voit rien de concret venir. Et quand bien même un pont aérien se mettrait en place, ça n’infléchirait en rien la volonté d’Aliev de vider la région de sa population, à terme. On tourne autour du pot depuis trente ans, sur cette question. La discrimination des Arméniens d’Artsakh avait atteint un tel point que la province avait demandé son détachement de l’Azerbaïdjan, en 1988, alors que l’Union soviétique entrait en démantèlement.

Vous êtes en contact régulier avec Stepanakert. Comment vit-on actuellement en Artsakh ?

Les gens tiennent le coup, pour le moment. Mais c’est la pénurie alimentaire, y compris pour la nourriture infantile. Le gouvernement a instauré un rationnement par tickets : chaque personne a le droit, chaque mois, à un kilo de sucre, de pâtes, de riz, d’huile et de sarrasin. De toute façon, il n’y a rien d’autre à acheter. Les magasins sont vides. Pour l’électricité, l’approvisionnement extérieur est coupé depuis le 9 janvier, il faut faire avec la petite production locale.

C’est la pénurie alimentaire, y compris pour la nourriture infantile.

Cette crise énergétique contraint les autorités à couper le courant entre six et huit heures par jour, dans chaque quartier, à des tranches horaires variables. Pour le chauffage, ça dépend s’il y a du gaz, et donc du bon vouloir de l’Azerbaïdjan, qui l’a déjà coupé à cinq reprises. Les hôpitaux sont dans une situation très précaire, les écoles sont fermées, c’est encore une génération qui va connaître la déscolarisation, comme lors des précédents conflits, depuis 1991.

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