Philippe Durand, passeur de trésors

En 2016, le comédien entame avec son spectacle « 1336 (parole de Fralibs) » une passionnante quête de luttes collectives. Sa nouvelle création, « Larzac ! », prend avec bonheur la suite de cette aventure où le goût du politique passe d’abord par l’amour des mots et des poésies non conformes.

Anaïs Heluin  • 22 mars 2023 abonné·es
Philippe Durand, passeur de trésors
Philippe Durand recueille des paroles populaires et les restitue sous la forme de lectures théâtralisées.
© Jean-Joseph Osty.

Larzac ! du 28 mars au 1er avril au Théâtre Joliette à Marseille (13) /
du 7 au 14 avril au Trident à Cherbourg (50) / le 18 août au Festival du Mont d’Argüel (80) et le 30 août au marché de Montredon (12).

1336 (parole de Fralibs), le 28 avril, au centre culturel Lucie-Aubrac à Trignac (44).

Lorsqu’il crée 1336 (parole de Fralibs) en 2016, Philippe Durand est très loin d’imaginer que, sept ans après, il sera encore sur les routes pour partager les témoignages recueillis en 2015 dans l’usine de Gémenos (produisant du thé et des infusions), dans les Bouches-du-Rhône.

Âgé de 48 ans, le comédien ne se doute pas qu’il jouera ce seul en scène plus de 400 fois dans tous types de lieux, théâtraux et autres, et encore moins qu’il réitérera l’expérience quelques années plus tard autour d’un autre collectif, paysan cette fois : les habitants du plateau du Larzac.

« Après avoir présenté la pièce aux ouvriers qui m’avaient livré le récit de la lutte qu’ils venaient alors de gagner contre la multinationale Unilever, sauvant ainsi leur usine, je pensais la jouer seulement pour quelques dates et m’arrêter là», se rappelle-t-il. Il était alors membre de l’Ensemble artistique de La Comédie de Saint-Étienne, centre dramatique national (CDN), dirigée par le metteur en scène Arnaud Meunier. C’est là que tout commence.

Si Philippe Durand part en 2015 à la rencontre d’une vingtaine de Fralibs, c’est pour répondre à une proposition du CDN dans le cadre de la fête du livre organisée par la ville. « L’année précédente, j’avais déjà participé à cet événement en allant recueillir des paroles de Stéphanois que j’ai ensuite partagées sous la forme d’une lecture théâtralisée. Ce travail m’a passionné. Questionner des personnes, les écouter puis restituer leurs paroles a été un vrai bonheur que je n’ai vraiment analysé qu’après coup. C’est beaucoup plus tard, par exemple, que j’ai pris conscience de la nature des paroles que j’avais recueillies : il s’agissait de paroles populaires. J’étais si fasciné par leur beauté, leur poésie, que j’ai très vite su, en réécoutant mes enregistrements, que je les garderais tels quels, que je ne m’en servirais pas pour écrire moi-même un texte.» Les grandes lignes du dispositif que Philippe Durand va mettre en œuvre pour 1336 (parole de Fralibs) sont en place.

Questionner des personnes, les écouter puis restituer leurs paroles a été un vrai bonheur.

En écoutant le comédien nous lire dans son appartement parisien quelques bribes de ses Paroles de Stéphanois, la parenté avec ses deux créations ultérieures apparaît évidente. Sa joie de retrouver sur son ordinateur les mots d’un mineur ou ceux d’un cordonnier arménien lui fait prendre des tons, des accents proches de ceux dont il use pour transmettre au public les mots récoltés avec passion et curiosité auprès des Fralibs ou des paysans du Larzac.

Acte de langage

Sans incarner ces personnes, il adopte quelque chose de leur rythme, de leur rapport singulier à la parole. Dans ces deux pièces, son jeu est d’ailleurs d’abord un acte de langage. Assis derrière une table toute simple où trône son texte – qu’il connaît par cœur, mais dont la présence créée une distance entre lui et ceux dont il prononce les phrases –, Philippe Durand se fait porte-voix tout en exprimant des sentiments, une sensibilité qui lui est propre mais sur laquelle il peine à mettre un nom. À moins qu’il s’y refuse, de peur de figer sa démarche dans une forme trop définitive, trop fermée à tous les aléas de la vie et de la pensée qu’il aime à inviter dans ses spectacles.

Larzac spectacle

« J’ai l’impression d’avoir toujours saisi les propositions, les hasards qui s’offraient à moi. Cela depuis mes premiers pas dans le théâtre en classe de troisième, grâce à une professeure de français de la banlieue toulousaine où j’ai grandi. Cette enseignante a fait écrire une pièce à ma classe. J’avais beau être alors en délicatesse avec l’Éducation nationale, je me suis si bien laissé prendre au jeu que, lorsque notre prof a créé un atelier hors cadre scolaire, je m’y suis précipité. J’ai fait du théâtre pendant toutes mes années de lycée. Après le bac, j’étais décidé : je voulais en faire mon métier, et pour cela, j’en étais sûr, il me fallait monter à Paris. »

Dans sa famille, cette décision qui le mène au Cours Florent ne suscite guère d’enthousiasme. Philippe Durand, très discret sur sa vie personnelle, nous confie que son père, « fils de paysan animé par un fort désir d’ascension sociale, employé toute sa vie au Crédit lyonnais, où il a commencé simple employé pour finir directeur du personnel dans le Midi-Pyrénées », a peu apprécié son choix.

Cette histoire familiale a-t-elle influé sur le goût que développe le comédien pour le parler populaire, qu’il qualifie de « trésor » ? Sans doute, même si l’artiste préfère que ses propres inclinations lui restent en partie indéchiffrables. « Je me rends compte à quel point je ne comprends pas toujours très bien ce que j’ai fait, ni comment c’est venu. Quelque part, c’est heureux », nous écrit par mail Philippe Durand quelques jours après notre entretien.

Je me rends compte à quel point je ne comprends pas toujours très bien ce que j’ai fait, ni comment c’est venu. Quelque part, c’est heureux.

Derrière cette insistance à préserver une part de mystère, on devine que, pour le comédien, le poétique est indissociable du politique. Si la dimension collective et utopique de la lutte des ­Fralibs et de la vie au Larzac l’intéresse – il se penche sur l’organisation actuelle du plateau, jusque dans les détails de fonctionnement de la Société civile des terres du Larzac (SCTL), et non sur la fameuse lutte des années 1970-1980 –, c’est avant tout pour la « musicalité et la grande liberté avec laquelle en parlent les femmes et les hommes concernés». On se doute que le terme « documentaire », souvent utilisé à ses débuts pour décrire son travail, n’est pas pour lui plaire.

Cet amour pour les paroles de personnes dont les voix sont peu présentes au théâtre va de pair avec une passion pour certaines écritures. Très tôt, Philippe Durand éprouve notamment une fascination vis-à-vis de celle de Pier Paolo Pasolini, qu’il partage avec Arnaud Meunier, rencontré lors d’un stage aux ­Ateliers du Sapajou, à Montreuil, alors qu’il travaille principalement pour la télévision avec plus ou moins de bonheur.

Il joue dans Pylade puis Victoire, mis en scène par Arnaud Meunier, dont il devient un complice fidèle, jusqu’à le rejoindre à La Comédie de Saint-Étienne lorsqu’il en prend la direction. Avec ce metteur en scène, l’acteur a aussi en commun un goût prononcé pour l’œuvre de Michel Vinaver, marquée par les longues années où celui-ci était PDG de l’entreprise Gillette France. «Même lorsqu’il aborde le milieu du travail, Vinaver le fait avec un sens du rythme et de la poésie qui me touche énormément», explique Philippe Durand, qui, après avoir participé à un stage dirigé par son auteur fétiche, a pu travailler avec lui sur deux spectacles. «Auprès de lui comme avec personne d’autre, j’ai eu la sensation d’être un acteur-créateur. »

Paradoxe

Ce plaisir d’être auteur de son propre jeu, Philippe Durand le retrouve évidemment lorsque, après avoir enregistré les « trésors » des Fralibs ou des paysans du Larzac, il se met en devoir de trouver la forme la plus adaptée à leur partage. «La tâche a été particulièrement difficile pour Larzac ! car, ayant rencontré une quarantaine de personnes, j’avais rassemblé une matière impressionnante. En y réfléchissant, c’est sans doute dans ma sélection des paroles que s’exprime le plus ma personnalité. Je privilégie clairement la forme sur le fond, les langues les moins conformes, les plus étonnantes, sur d’autres plus standard. »

Je privilégie clairement la forme sur le fond, les langues les moins conformes.

Conscient du paradoxe qu’il y a à faire en solitaire des spectacles sur des collectifs, Philippe Durand tient à poursuivre ses collaborations avec d’autres metteurs en scène. «Non seulement j’aime les formes artistiques exigeantes, toutes les formes, mais j’en ai besoin. »

L’artiste s’effaçant volontiers derrière les mots, derrière les « trésors » des autres, c’est sur l’un d’eux que nous fermons ce portrait. Il est extrait de Larzac !, que Philippe Durand se réjouit d’aller jouer dans des lycées agricoles et dans toutes sortes d’autres lieux. « La reconnaissance de l’autre on est fait de ça / j’aim’ bien moi quand on dit / les gens y disent que Laurent y ferait faire du lait à une table / je suis pas productiviste mais j’ai toujours aimé être productif / et la différence c’est essayer de faire produire à nos animaux / – parce que c’est pas moi qui produis – / de faire produire à nos animaux ce qu’ils peuvent au mieux / avec ce qu’on a sur la ferme.»

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Spectacle vivant
Temps de lecture : 8 minutes