Pierre Molinier, érotique à mort

Pour la troisième fois en vingt ans, le metteur en scène Bruno Geslin et le comédien Pierre Maillet reprennent leur spectacle Mes jambes, si vous saviez, quelle fumée… Un hommage réjouissant et profond au photographe Pierre Molinier, sulfureux et libre.

Anaïs Heluin  • 29 mars 2023 abonné·es
Pierre Molinier, érotique à mort
Écrite à partir des entretiens du peintre Pierre Chaveau avec Pierre Molinier, réalisés en 1972, la pièce montre un artiste dans les dernières années de sa vie.
© Jean-Louis Fernandez.

Mes jambes, si vous saviez, quelle fumée… / Les 30 et 31 mars à L’Empreinte, à Brive (19), 05 55 22 15 22. Également du 4 au 6 avril au Théâtre Sorano à Toulouse (31), les 11 et 12 avril à L’Archipel, scène nationale de Perpignan (66) et du 18 au 20 avril au Théâtre des 13 vents, à Montpellier (34).

Bas et porte-jarretelles, masques, chaussures à hauts talons, godemichés et dentelles… L’équipement érotique que déploie Pierre Molinier (1900-1976) dans sa peinture, et surtout dans la photographie qu’il commence à explorer dans les années 1950, est sans doute l’une des choses qui, en 2003, poussent un jeune metteur en scène et trois comédiens – Bruno Geslin, Pierre Maillet, Élise Vigier et Jean-François Auguste – à consacrer à cet artiste singulier un spectacle, Mes jambes, si vous saviez, quelle fumée…

La manière dont Molinier fait usage de ses nombreux accessoires est très rituelle, très théâtrale. Ses autoportraits et portraits érotiques, où les membres se démultiplient et s’entremêlent jusqu’au vertige, sont à son époque souvent jugés scandaleux. Mais pas par tous. Les surréalistes, par exemple, adhèrent au point de faire collaborer le sulfureux à leur revue Le Surréalisme, et ce dès son premier numéro en 1956.

La place particulière de Molinier dans l’histoire de l’art, à son époque comme aujourd’hui, où il est reconnu comme précurseur en matière de photomontage et de body art, incite Bruno Geslin et ses acolytes à s’échapper des sentiers battus de la production théâtrale.

Alors qu’ils n’ont derrière eux qu’une poignée de créations, notamment au sein du collectif d’artistes Les Lucioles, né quelques années plus tôt, le metteur en scène et Pierre Maillet, qui a le rôle-titre, se font une promesse : ils joueront Mes jambes jusqu’à ce que le Pierre vivant atteigne l’âge du Pierre mort.

Le comédien a donc intérêt à entretenir ses guibolles jusqu’à 76 ans. Même si en découvrant la pièce dans sa version de 2023 au Théâtre de la Bastille, où elle fut présentée pour la ­première fois vingt ans plus tôt, on devine que le temps est non pas son ennemi mais son allié.

Reprise une première fois en 2014, Mes jambes, si vous saviez, quelle fumée… met en scène un entre-deux qui se prête au pacte artistique de Bruno Geslin et Pierre Maillet. Écrite à partir des entretiens du peintre Pierre Chaveau avec Pierre Molinier, réalisés en 1972, la pièce montre un artiste dans les dernières années de sa vie.

Écriture pleine d’espaces

À chaque reprise, Pierre Maillet est donc plus proche en âge de son personnage, qui disparaît en laissant ce mot : « Je me donne volontairement la mort et ça me fait bien rigoler. » Preuve ultime de la grande liberté de l’artiste, qui lui permet d’affirmer avec humour son fétichisme et son goût prononcé pour l’érotisme sous des formes pratiquées d’habitude en secret, cet adieu est l’un des points de départ du spectacle.

Dans la peau de Molinier, Pierre Maillet fait coexister joie, impertinence et gravité avec un talent qu’il a affûté depuis 2003 auprès de nombreux metteurs en scène et dans ses propres spectacles. Élise Vigier et Jean-François Auguste l’aident efficacement à conserver tout au long de Mes jambes ce délicat équilibre.

La pièce laisse au spectateur la liberté d’établir les liens qu’il veut.

Incarnant les modèles ou les protégés plus ou moins anonymes de Molinier, les deux acteurs sont les interlocuteurs quasi muets de Pierre Maillet, au même titre que le spectateur, avec qui il noue d’emblée une relation étroite et subtile. Ils sont aussi les partenaires dociles des rituels sexuels autant qu’artistiques qui sont esquissés au plateau. On comprend combien, pour le photographe, la parole est liée au geste et donc à l’image.

En reproduisant sur scène les manœuvres complexes nécessaires à la fabrication de plusieurs photos, les trois comédiens placent le travail de l’artiste loin des clichés auxquels il a souvent été réduit de son vivant. Ils en révèlent la profondeur, la façon dont chaque œuvre est liée à une pensée, à un moment de vie.

En racontant par bribes la vie de Pierre Molinier, Mes jambes, si vous saviez, quelle fumée… laisse au spectateur la liberté d’établir les liens qu’il veut, d’interpréter ou non un fait livré d’une manière brute. Cette forme ouverte sied à merveille à celui qui n’a eu de cesse de se transformer et d’utiliser l’art pour le faire toujours autrement, toujours mieux. C’est aussi grâce à cette écriture pleine d’espaces que les mêmes comédiens peuvent à chaque âge s’y frayer une voie différente.

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Théâtre
Temps de lecture : 4 minutes