« Toute la beauté et le sang versé » : silence égale mort, action égale vie

Dans son film, Lion d’or à Venise en 2022, Laura Poitras montre la lutte de la grande photographe Nan Goldin contre une riche famille profitant du commerce mortifère des opioïdes. Et révèle les ressorts intimes de son énergie militante.

Christophe Kantcheff  • 14 mars 2023 abonné·es
« Toute la beauté et le sang versé » : silence égale mort, action égale vie
© Pyramides Film

Toute la beauté et le sang versé / Laura Poitras / 1 h 57

On peut être jointe par Edward Snowden en personne, tirer de cette rencontre un long métrage, Citizenfour, oscarisé en 2015, et garder la tête froide. L’Américaine Laura Poitras ne s’est pas non plus soumise aux formes hollywoodiennes du documentaire pour son film suivant. En se tournant vers Nan Goldin, il ne pouvait de toute façon en être question.

Si la photographe est une artiste internationalement reconnue, l’une des plus grandes sur la scène de l’art contemporain, elle l’est pour avoir montré son quotidien sans complaisance et de façon très crue. Nan Goldin, quand elle a commencé, dans les années 1980, était l’une des premières à réaliser un tel travail autobiographique, qui a révolutionné l’esthétique de la photographie.

Sur le même sujet : « La crise des opioïdes illustre la dérive du capitalisme »

A priori, le sujet de Toute la beauté et le sang versé n’est pas son œuvre. Le film témoigne de la formidable mobilisation que la photographe a menée à partir de 2018 contre les Sackler, richissime famille qui a constitué sa fortune en commercialisant un prétendu antidouleur contenant des opioïdes.

Ceux-ci entraînent une addiction le plus souvent mortelle. Aux États-Unis, les victimes se comptent par millions (1). Or ces Sackler se sont fait une réputation de philanthropes, notamment parce qu’ils ont largement subventionné les plus grands musées de par le monde, grâce à quoi leur nom orne plusieurs galeries de ces institutions.

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Lire sur Politis.fr l’entretien avec le journaliste Patrick Radden Keef, qui est aussi un des intervenants du film.

Ce nom doit disparaître ! Tel est l’objectif de Nan Goldin et des activistes qui l’entourent. La cinéaste les filme préparant leurs actions spectaculaires puis les effectuant au sein du MET et du Guggenheim à New York, du Victoria and Albert Museum à Londres ou du Louvre à Paris.

Aussi célèbre qu’elle puisse être, Nan Goldin prend des risques face aux puissants Sackler, qui pourraient pousser les musées à des représailles contre elle, dont les œuvres sont exposées dans toutes les collections permanentes. Mais l’artiste a engagé le bras de fer et ira jusqu’au bout.

Pour connaître le ressort de cette énergie militante, Laura Poitras ne peut pas s’en tenir à filmer la lutte. Elle doit remonter loin, en compagnie de Nan Goldin, dans la vie de celle-ci. À savoir son enfance, vécue dans un milieu familial d’une rare violence symbolique, et dont sa sœur aînée a été la victime : elle s’est suicidée à 18 ans.

Construction torsadée

Une mort fondatrice, si l’on peut dire. La jeune Nan Goldin prendra rapidement la fuite et se retrouvera au sein d’une communauté de marginaux – gays, lesbiennes, drag-queens, junkies, artistes – dans l’underground new-yorkais. Elle côtoie plusieurs fois les gouffres (la drogue, la prostitution) en même temps qu’elle découvre la liberté et les joies d’une vie de bohème et d’amitiés. Ainsi que son goût du polaroïd, qui l’entraîne vers des études de photographie et ses premiers pas artistiques. « Soudain j’avais une personnalité, dit Nan Goldin. J’avais trouvé ma voie. » La vie, l’œuvre, la révolte, tout est décidément intriqué chez elle.

D’où la construction torsadée du film. Celui-ci a pour fil rouge le combat contre les Sackler – avec une scène forte en émotion quand Nan Goldin livre son réquisitoire face à eux. Fil régulièrement interrompu par des flash-back, où le récit biographique de la photographe alterne avec des extraits de ses œuvres, dont l’emblématique La Ballade de la dépendance sexuelle, diaporama qu’elle n’a cessé de faire évoluer et qu’elle montrait en diffusant diverses musiques (dans le film, le Velvet Underground et Charles Aznavour chantant « Comme ils disent » en anglais).

La mort et la politique, déjà, ont été au rendez-vous des années 1980 avec l’arrivée du sida, qui décime ses amis. Tandis que Nan Goldin organise la première exposition d’artistes malades ou morts du sida, qui fera scandale, les happenings d’Act Up se multiplient. Qui constituent, quelques décennies plus tard, une source d’inspiration évidente pour la photographe et ses camarades dans leur lutte contre les Sackler.

Dans Toute la beauté et le sang versé, Lion d’or à Venise l’an dernier, l’intime et le collectif sont indissociablement liés. Ce superbe film révèle, sans ostentation, le courage, la cohérence et l’engagement de Nan Goldin, dans sa vie comme dans son œuvre. Exemplaire

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Cinéma
Temps de lecture : 4 minutes