« Une dérive autoritaire s’installe durablement en Tunisie »

Le philosophe et sociologue Maher Hanin refuse de céder à l’accablement devant la chape de plomb qui s’abat sur la Tunisie. Il analyse les raisons de l’échec de la transition, du soutien populaire à Kaïs Saïed et de l’incapacité de la gauche tunisienne à incarner l’horizon social de la révolution. 

Thierry Bresillon  • 22 mars 2023 abonné·es
« Une dérive autoritaire s’installe durablement en Tunisie »
Maher Hanin à l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, à Tunis, le 16 mars.
© Thierry Brésillon

Ancien professeur de philosophie, membre du Parti démocrate progressiste, clandestin sous Ben Ali de 2000 à 2013, Maher Hanin a contribué à la création du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux en 2011, puis d’un think tank de gauche, Nachez, en 2016. Il a publié en arabe La Société de résistance (2019), Les Marges au temps du covid (2021), Les Jeunes de gauche entre labyrinthe et résistance (2022).

Qu’est-ce qui vous paraît préoccupant dans l’évolution actuelle de la Tunisie ?

Maher Hanin : Des éléments clairs indiquent qu’une dérive autoritaire s’installe durablement : la nouvelle Constitution, avec des prérogatives pharaoniques données au président de la République ; la mainmise de celui-ci sur la justice ; ses discours très clivants, parfois très violents à l’égard des opposants, des syndicalistes, de la société civile et des journalistes ; ses déclarations depuis les locaux du ministère de l’Intérieur pour signifier qu’il appuie son pouvoir sur la force de l’institution sécuritaire.

Des personnalités politiques sont arrêtées de manière brutale et humiliante. Les accusations de complot contre la sûreté de l’État, de projet d’assassinat du président, portées sans produire de preuves, témoignent d’une volonté d’intimider. La confusion est entretenue entre la corruption, l’implication dans le terrorisme et l’opposition politique.

La fin de l’impunité était une demande forte, mais sous l’autorité d’une justice indépendante. Or Kaïs Saïed semble surtout attendre de la justice qu’elle soit l’instrument de la consolidation de son pouvoir. Tout cela crée une atmosphère malsaine, conspirationniste et anxiogène.

Comment expliquer que Kaïs Saïed semble malgré tout bénéficier d’un soutien populaire ?

On ne peut pas généraliser l’explication. Mais il y a surtout un désenchantement à l’égard de la démocratie. Ce qu’ont perçu la majorité des Tunisiens, c’est que la transition démocratique n’a pas produit des institutions respectables, ils ont vu la médiocrité et la bassesse du débat politique. Alors que la révolution portait des attentes sociales, les gouvernements successifs ont été incapables de remédier au chômage, à l’inflation, à la fracture sociale et territoriale.

Pour la majorité des Tunisiens, la transition démocratique n’a pas produit des institutions respectables.

Beaucoup de Tunisiens ont le sentiment d’avoir été trahis par l’élite, d’avoir été trompés par les élus. Ils n’ont pas vu une classe politique animée par un sens du dévouement, par une volonté de délibérer rationnellement. Ils ont le sentiment que certains ont profité de la révolution et de la transition alors que leurs conditions de vie à eux empiraient. Il s’est accumulé dans ce décalage un ressentiment et une envie de sanctionner les élites. Kaïs Saïed est l’instrument de cette revanche.

Pourquoi la démocratie a-t-elle été incapable de produire la transformation sociale espérée ?

Pour des raisons extérieures à la Tunisie d’abord. Il est très difficile de mener une révolution sociale dans le contexte d’une hégémonie néolibérale, surtout pour une économie commercialement et financièrement dépendante. Mais cela tient aussi à la configuration politique interne. À partir de 2014, la politique tunisienne a été structurée par un consensus entre deux forces.

D’un côté, les destouriens, organisés par Béji Caïd Essebsi [président de la République de 2014 à 2019, NDLR] au sein de Nidaa Tounes, avant d’éclater en plusieurs partis, dont la base sociale était la classe moyenne supérieure citadine, porteuse de l’héritage moderniste de Bourguiba, mais pas d’un projet de transformation et d’émancipation sociales.

De l’autre, le parti islamiste Ennahdha traduisait la demande de réhabilitation civilisationnelle, de reconnaissance de la dignité d’être musulman, exprimée par une base sociale essentiellement populaire, rurale ou périurbaine. Or, une fois au pouvoir, à partir de 2011, le parti a de moins en moins ressemblé à son électorat. Ses cadres se sont embourgeoisés.

Le parti n’a pas pris en charge la dimension sociale de la domination. Il était davantage absorbé dans une lutte pour le pouvoir et son projet

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