« Journal d’une invasion » : les cerveaux et les cœurs de la résistance

Dans une succession de récits intimes, le romancier ukrainien d’origine russe Andreï Kourkov raconte toutes ces vies ukrainiennes qui ont basculé après l’agression de la Russie.

Lucas Sarafian  • 5 avril 2023 abonné·es
« Journal d’une invasion » : les cerveaux et les cœurs de la résistance
Le 26 février 2022 à Kyiv, après un tir de roquette russe.
© Daniel LEAL / AFP.

Journal d’une invasion / Andreï Kourkov / traduit de l’anglais par Johann Bihr/ Éditions Noir sur Blanc / 256 pages, 22 euros.

Le récit commence par les fêtes de fin d’année durant la période Omicron, à la fin de la crise du covid, où les restaurants de Kyiv sont quand même remplis. S’ensuivent les vœux du président Volodymyr Zelensky, qui n’évoque pas l’armée russe massée aux frontières du pays, les vents violents de janvier engendrant d’importantes coupures de courant et cet affrontement politique entre le président actuel et son prédécesseur, Petro Porochenko, qui fait l’objet d’un mandat d’arrêt pour « haute trahison » le 6 janvier 2022.

La guerre n’est pas encore là, mais c’est tout comme. Le pays voit progressivement arriver ce qu’il redoute. Une rumeur d’attaques de hackers possiblement russes visant des sites gouvernementaux, des manifestations de membres d’une organisation patriotique et de vétérans de la guerre du Donbass… Les signes se multiplient. Et le sujet hante toutes les conversations. Au détour d’un paragraphe, Andreï Kourkov retranscrit cet échange avec l’un de ses amis qui habite à Kharkiv :

« Qu’en penses-tu, m’a-t-il demandé, ça va être la guerre ?

– J’espère que non, ai-je répondu.

– Moi, je pense que si, a-t-il dit avec tristesse. Mais ils n’entreront pas dans Kharkiv. Ils n’attaqueront pas la ville. »

Journal d’une invasion commence de cette façon. Dès décembre 2021, le romancier prend des notes détaillées de ce qu’il voit et compile sur son ordinateur ses nombreuses observations sur la société ukrainienne et ses pratiques culturelles, sur l’actualité internationale ou sur la banalisation de la violence à laquelle l’Ukraine est malheureusement confrontée, puisque le Donbass est déchiré par les combats depuis 2014. De façon subtile, Kourkov raconte ce sentiment double, l’habituation à un conflit qui dure depuis l’annexion de la Crimée, au lendemain de la révolution de Maïdan, et la peur d’être bombardé à n’importe quel moment.

Andreï Kurkov Journal d'une invasion
Andreï Kurkov. (Photo : Elena Terjovana.)

L’écrivain d’origine russe construit ainsi un recueil éclectique lui permettant de ne laisser de côté aucune de ses réflexions liées à cette guerre. Il fait notamment le portrait de Volodymyr Zelensky en auteur de best-sellers, puisque ses très nombreux discours sont suivis, publiés en librairie et épuisés en quelques jours.

Il se questionne aussi sur l’avenir des animaux : comment ont été déplacés les dauphins entraînés pour accompagner les enfants atteints de troubles de l’apprentissage de Kharkiv à Odessa ? Et que restera-t-il de ces deux jeunes baleines blanches de l’oceanarium Nemo de Kharkiv, qui ne pourront vraisemblablement pas profiter de cette évacuation ?

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À près du tiers du livre, le ton change brusquement. Le 24 février 2022, le récit devient plus grave car « ça y est, nous sommes en guerre avec la Russie » : « J’espérais que Poutine ne ruinerait pas le dîner. Il ne l’a pas fait. Il a décidé d’envoyer ses missiles sur l’Ukraine ce matin à 5 heures. Des combats ont aussi éclaté dans le Donbass et d’autres endroits encore sont attaqués, y compris depuis le Bélarus. »

Sentiment d’urgence

À Kyiv, l’atmosphère est étrange. Le métro circule toujours, les cafés sont ouverts, mais les informations qui arrivent aux habitants construisent un paradoxe étonnant : l’Ukraine rompt les relations diplomatiques avec Moscou, l’armée ukrainienne a abattu six avions russes et deux hélicoptères, les missiles pleuvent. De ce 24 février, Andreï Kourkov ne tire que 17 lignes et ne dit presque rien de ce qu’il voit le jour même.

Dans sa préface écrite a posteriori, il s’explique : « Le 24 février 2022, je n’ai presque rien écrit. Réveillé par le fracas des missiles russes qui s’abattaient sur Kyiv, je suis resté près d’une heure planté devant la fenêtre de mon appartement, à contempler les rues désertes, conscient que la guerre avait commencé, mais encore incapable d’accepter cette nouvelle réalité. »

 Je reste ici, et je vais continuer d’écrire pour vous.

L’auteur reprend le fil de son récit cinq jours plus tard, alors qu’il vient d’arriver chez des amis à Oujhorod, une grande ville à l’ouest de l’Ukraine. Dans la préface, il indique qu’il a quitté son domicile pour atteindre Lviv, puis le massif des Carpates, « un voyage que des embouteillages interminables ont rendu extraordinairement long ». Et « sur un bureau qui n’était pas le mien, j’ai rouvert mon ordinateur ». À partir de là, l’écrivain consigne tout ce qu’il voit et entend sur cette guerre, dès qu’il le peut. Le récit porte un lourd sentiment d’urgence. Et chaque page reflète l’inquiétude permanente que peut ressentir la société ukrainienne.

Journal d'une invasion Andreï Kourkov

Andreï Kourkov, lui, envisage son tout nouveau statut sans hésiter une seconde. Il se donne une mission : être un témoin. « Je reste ici, et je vais continuer d’écrire pour vous, pour que vous sachiez comment l’Ukraine vit cette guerre contre la ­Russie de ­Poutine. Soyez prudents, où que vous soyez. »

Le romancier de 61 ans et auteur du Pingouin (Liana Levi, 2000) ou des Abeilles grises (Liana Levi, 2022), prix Médicis étranger 2022, jure qu’il n’écrira plus de fiction. Il ne reprendra pas son roman, qu’il venait de commencer, avant la défaite de l’armée russe. Désormais, il n’a qu’un objectif : « Transcrire la lutte pour la liberté et la reconstruction de l’Ukraine. »

Kourkov raconte avec précision ce que représente le fait de quitter son domicile et de laisser derrière soi toute sa vie. Une situation qu’ont vécue des millions d’Ukrainiens déplacés ou réfugiés depuis le début du conflit.

Petites histoires et peur de la mort

Mettant l’accent sur des observations du quotidien, le livre regorge de petites histoires significatives et de personnages touchants. Comme cette grand-mère de plus de 80 ans, obligée de quitter son village près de Melitopol, au sud-est de l’Ukraine, qui refuse de se séparer de son coq nommé « Tocha ». Tous deux ont survécu aux bombardements. Et ce coq, c’est tout ce qu’il lui reste de cette vie qu’elle avait avant la guerre.

L’auteur fait ainsi un choix narratif fort : reléguer au second plan les paroles des ministres et des chefs d’État du monde entier sur le conflit. Ce qui lui permet de mettre en lumière les conséquences de cette guerre sur la vie des Ukrainiens : le sentiment de déracinement et la peur permanente de la mort.

Si ce livre contient de nombreuses anecdotes parfois très drôles, à l’image de certains de ses romans, le ton est progressivement plus sombre lorsque l’auteur prend conscience que le conflit va s’inscrire dans le temps. Le récit d’Andreï Kourkov a la puissance de l’empathie mais aussi du témoignage personnel, parce que l’écrivain vit les mêmes épreuves que subissent ses compatriotes.

Dans un texte du 11 mai 2022 intitulé « Vivre dans une ville et un appartement étrangers », il relate son existence rétrécie dans un logement dont il n’est pas le propriétaire. Et la question de la destruction de la vie culturelle revient à de nombreuses reprises. « Un seul missile a suffi pour détruire la maison-musée de mon écrivain et philosophe préféré, Hryhoriy Skovoroda. » Une déchirure qui l’affecte personnellement.

Au passage, Kourkov n’hésite pas à accuser Vladimir Poutine, son autoritarisme et son envie de « corriger l’histoire », comme lorsque celui-ci affirme que l’Ukraine est une invention de Lénine après avoir expliqué que le pays avait été créé par les Allemands à la fin de la Première Guerre mondiale.

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Pourtant, Andreï Kourkov est loin de perdre espoir. Journal d’une invasion est un hommage à la résistance du peuple ukrainien, à un pays attaqué qui se révèle être une nation unie et profondément attachée à la liberté. « C’est une chronique non seulement de l’agression russe, mais aussi de la façon dont cette attaque et la tentative de Moscou de détruire l’Ukraine en tant qu’État indépendant contribuent au contraire à renforcer l’identité nationale ukrainienne », écrit-il.

Ces civils qui s’organisent malgré les pénuries, ce gouverneur de Mykolaïv qui « raconte souvent des blagues dans ses messages vidéo pour remonter le moral des habitants de la région »… Selon lui, le peuple ukrainien n’a pas dans sa nature la tentation d’abdiquer.

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Littérature
Temps de lecture : 8 minutes