Dans les décombres, la vie quand même

La région de Kyiv vit toujours au rythme des alarmes antiaériennes. Si, dans la capitale, le quotidien a repris des couleurs, les villes martyres d’Irpin et de Boutcha cohabitent avec leurs fantômes.

Hugo Lautissier  • 22 février 2023 abonné·es
Dans les décombres, la vie quand même
Le soir de l’attaque du 10 février, dans une station de métro de Kyiv, des couples improvisent une danse au son d’un accordéon.
© Hugo Lautissier

Avenue Honoré-de-Balzac, dans la banlieue de Kyiv. Dans un studio de danse au sous-sol d’une barre d’immeuble à ­l’allure soviétique, une douzaine d’habitants, carnet et stylo en main, suivent consciencieusement les recommandations d’Andreyi.

Ce médecin militaire âgé de 27 ans, au visage d’adolescent, a rejoint l’armée à 18 ans lors de l’offensive russe dans le Donbass, en 2014. Dans cette petite salle qui n’a pas dû voir de danseurs depuis longtemps, il dispense une formation aux premiers secours : « Il y a des gens qui commencent par un cours comme celui-là et qui finissent par devenir medic dans l’armée », constate fièrement Andreyi.

« Je veux être capable d’aider si c’est nécessaire, car on ne sait pas quelle sera la situation demain. Jusqu’à présent, j’aurais sûrement paniqué si l’occasion d’intervenir pour un premier secours s’était présentée », explique Kseniia, 33 ans. Deux jours plus tôt, environ 70 missiles de croisière russes visant des infrastructures énergétiques se sont abattus sur le pays, alors que le président ukrainien terminait une tournée européenne.

Quand les sirènes retentissent, je n’ai plus le courage de descendre au sous-sol. Je me rends dans la salle de bains.

Notification sur le téléphone : hurlement des sirènes antiaériennes. Un an après le début de l’invasion russe, les bombardements sont devenus une routine à laquelle on ne s’habitue jamais vraiment. « Quand les sirènes retentissent, je n’ai plus le courage de descendre au sous-sol. Je me rends dans la salle de bains, qui est la pièce la plus sécurisée de mon appartement, et je travaille sur ma tablette avec les batteries chargées à bloc », ajoute Kseniia.

Car les coupures d’électricité font aussi partie du quotidien. Dans les stations de métro ou à la télévision, des publicités pour le dernier générateur haute performance s’affichent à côté des campagnes de dons pour soutenir l’armée.

À Kyiv, bars et restaurants complets

Depuis quelques semaines, pourtant, la stabilité du réseau s’est nettement améliorée. Rien de semblable aux mois d’octobre à décembre, quand les frappes russes sur les installations électriques plongeaient les villes dans une obscurité totale.

« Il n’y avait que quelques heures d’électricité par jour. Mais le plus difficile, c’était l’absence de réseau téléphonique et d’internet car on ne pouvait plus communiquer. On ne savait pas ce qu’il se passait », se souvient Iphginia, une thérapeute d’environ 50 ans, dans son appartement cossu de la rive gauche du fleuve Dniepr. Lorsque l’électricité manque, les consultations qu’elles donnent d’ordinaire en visioconférence se font par messages audio. « C’est loin d’être idéal », reconnaît-elle.

Reportage Kyiv ukraine un an guerre
Dans un logement en préfabriqué habité par plusieurs familles. (Photo : Hugo Lautissier.)

Une partie de la famille maternelle d’Iphginia vit en Russie. Après le 24 février, elle a cessé de leur parler : « Ils nient jusqu’à l’existence d’une guerre en Ukraine. Comment voulez-vous discuter avec des gens comme ça ? » s’emporte cette femme dont le fils combat en ce moment sur le front. Comme pour la majeure partie des Ukrainiens, la défaite n’est pas une option.

Sur le même sujet : Ukraine : la reconstruction d’un peuple

Elle soutient aussi l’action du président Zelensky même si elle n’a pas voté pour lui. « Voter pour un comique, non merci. Mais j’ai changé d’avis sur lui quand il a pris la décision de rester à Kyiv en février alors que la ville était menacée. C’est là que j’ai commencé à le respecter. Reste qu’il y a beaucoup de corruption en Ukraine : il y a du ménage à faire », ajoute-t-elle en référence aux démissions, ces dernières semaines, de plusieurs hauts responsables de l’administration présidentielle.

Si la guerre est dans toutes les têtes, le quotidien à Kyiv n’est plus celui d’une ville qui vivrait dans la peur. Partout, les bars et les restaurants affichent complet. Dans une station de métro du centre-ville, le soir de l’attaque du 10 février, on pouvait voir quelques couples âgés improviser spontanément une danse au son d’un accordéon avant de regagner leur rame.

C’est important de continuer à partager des moments comme ceux-là, d’apporter de la chaleur, de l’espoir.

Le même soir, la gare de Kyiv accueillait un concert : des stars de variété ukrainienne ont interprété leurs tubes sous des lumières criardes dans le hall, sous le regard amusé des passants, filmant la scène depuis l’escalator avant de rejoindre leurs wagons. « C’est important de continuer à partager des moments comme ceux-là, d’apporter de la chaleur, de l’espoir, de montrer aux gens qu’ils ne sont pas seuls malgré la souffrance. C’est ça, l’esprit ukrainien ! » veut croire Ola, l’une des organisatrices de l’événement.

Il suffit pourtant de s’éloigner à peine pour que la réalité de la guerre se déploie sous un angle plus tangible. À 25 km de la capitale, Irpin et Boutcha, les deux localités martyres tristement célèbres dont la prise devait permettre à l’armée russe d’avancer sur Kyiv, la guerre a laissé des traces indélébiles. Ici, personne n’a oublié l’occupation russe, la faim, les bombardements incessants, la vie cachée dans les sous-sols. Et les cadavres dans les rues de Boutcha.

À Irpin, le temps des réparations

Aujourd’hui, certains immeubles ont été rasés, d’autres sont en reconstruction. Sur les parkings d’habitation, les véhicules calcinés et criblés de balles voisinent avec des voitures neuves. Ici aussi, malgré tout, on essaye de retrouver une vie normale. À bord de sa voiture en cette fin d’après-midi, Oleksyi traverse ce qui était, il y a un an encore, un quartier résidentiel huppé.

Plus de la moitié des maisons sont détruites, d’autres semblent avoir été miraculeusement épargnées par les bombardements. Oleksyi est originaire de Sloviansk, dans le Donbass. Là-bas, il dirigeait plusieurs studios de danse qui réunissaient avant-guerre plus d’un millier d’étudiants. Mais tout s’est arrêté le 24 février.

Les studios ont fermé, sa femme et son fils de 16 ans ont trouvé refuge à l’étranger tandis que lui troquait sa casquette de professeur de danse pour celle de volontaire tout-terrain, acheminant des gilets pare-balles, de la nourriture et des poêles à bois aux soldats sur le front. Depuis septembre, il s’est installé à Irpin et a ouvert un nouveau studio. Un pari risqué.

« Les gens ont-ils vraiment envie de danser dans de telles circonstances ? C’était une question à laquelle je n’avais pas de réponse », raconte-t-il. Le jour de l’inauguration, une vague de bombardements a secoué la région. Personne n’est venu. « Aujourd’hui ça va mieux, on a des étudiants réguliers et, même si la situation est difficile, la danse leur permet de s’évader, l’espace de quelques heures. »

Reportage Kyiv un an guerre ukraine
Olej promène son chien, Charlie, au pied d’une barre d’immeuble vidée de ses habitants. (Photo : Hugo Lautissier.)

Béret vissé sur la tête, Olej, la soixantaine, promène son chien Charlie au pied d’une barre d’immeuble vidée de ses occupants. En ce mercredi matin, une fine pellicule de neige recouvre l’asphalte. La nuit, les températures descendent en dessous de 0 °C. Même au plus fort des combats, lui et sa femme n’ont jamais quitté Irpin.

Son immeuble, dans une rue adjacente, a été touché par des missiles l’an passé. « L’aide humanitaire a pris en charge les travaux de réparation du toit mais, pour le reste, nous devons payer de notre poche, explique le retraité. Nous sommes en train de changer les fenêtres. Pour l’instant, elles tiennent avec du ruban adhésif. »

À Boutcha, reconstruire

Plus loin, deux babouchkas emmitouflées dans leurs manteaux se promènent dans ce qu’il reste d’un quartier résidentiel. Elles avaient été évacuées par l’armée ukrainienne quand celle-ci a repris pied dans la ville, à la fin du mois de mars. « Quand nous sommes rentrées, en avril, on savait déjà que nos maisons avaient été détruites », explique l’une d’elles.

On a entendu parler d’une compensation de l’État, mais elle ne sera pas suffisante pour reconstruire nos maisons.

Les deux amies vivent désormais dans un appartement de fortune avec la mère de l’une, âgée de 80 ans. Leur maigre pension de retraite leur permet de manger à leur faim, mais, pour le reste, c’est la grande inconnue. « On a entendu parler d’une compensation de l’État, mais elle ne sera pas suffisante pour reconstruire nos maisons. On ne sait pas ce qu’on va devenir… » Dans ces villes, se loger décemment est devenu un combat de haute lutte. D’après la mairie, 50 % de la ville d’Irpin aurait été détruite.

Sur le même sujet : Anna Colin Lebedev : « En Russie, le discours sur l’Occident menaçant est dominant »

À Boutcha, quelques kilomètres plus loin, des ouvriers s’affairent sur la charpente d’une maison de la rue Vokzalna. Il y a quelques mois encore, une douzaine de chars russes calcinés encombraient cette artère. La brigade de Dmitro, Yvan et Vasil a en charge la construction d’une douzaine de maisons, financée par des fonds américains et ukrainiens.

Par souci d’économie et de rapidité, les habitations détruites sont toutes construites sur le même modèle, indépendamment de leur superficie d’avant la guerre. Les maisons des familles de soldats sont réhabilitées en priorité. « Quand on est arrivés en octobre, ça a été un choc. Il y avait beaucoup de tristesse à Boutcha. Mais on a vraiment l’impression de participer à l’effort global. On aide les gens à retrouver un toit, on en est fiers », souligne Dmitro, qui travaille depuis quinze ans dans la construction.

En attendant, les habitants de Boutcha dont les maisons ont été détruites doivent se contenter d’un préfabriqué installé par une ONG polonaise sur un terrain vague de la commune. Ici, des dizaines de résidents locaux cohabitent avec d’autres qui ont fui les zones de guerre : Kherson, Marioupol, le Donbass. Compagnons de douleur, tous partagent la même incertitude quant à l’avenir.

Reportage un an guerre ukraine boutcha
À Boutcha, les nouvelles habitations sont toutes construites sur le même modèle. (Photo : Hugo Lautissier.)

Dans la cuisine commune, un homme au visage marqué fait défiler sur son téléphone une vidéo de son immeuble bombardé, à Marioupol. Dans une pièce qui fait office de salle de jeu, où traînent encore quelques décorations de Noël, une petite fille de 11 ans, originaire elle aussi de Marioupol, présente fièrement les dessins aux couleurs bleu et jaune qu’elle a réalisés ces derniers mois : le visage de Zelensky avec les inscriptions « gloire à l’Ukraine, gloire aux héros », ou un cœur représenté avec deux mains enlacées. Elle dit se sentir en sécurité ici, même si ses amis lui manquent et qu’on s’ennuie un peu dans ces préfabriqués froids et humides. Le courage manque quand il s’agit de lui demander où est sa famille.

Passer à autre chose

Oleksandra et Ivan vivent dans une petite chambre de 12 mètres carrés simplement équipée de lits superposés et d’une table minuscule. Ils ont trouvé refuge ici au mois d’octobre. Depuis 1967, ils habitaient au 1, rue Yablonska, cette rue dans laquelle une vingtaine de corps de civils, parfois les mains ligotées dans le dos, ont été retrouvés après le départ des Russes à la fin du mois de mars.

Poutine a tout détruit. Dans cette terre, tout est ravagé. Pourquoi ? Je n’arriverai jamais à comprendre !

Leur maison a été détruite dans la nuit du 6 mars. Elle a pris feu à la suite d’un ­bombardement. Le couple de septuagénaires a tout perdu. Ils ont d’abord logé chez des voisins, puis dans un préfabriqué minuscule sans électricité, dans leur jardin, avant d’en être chassés par le froid et de trouver refuge ici. La mairie leur a promis de reconstruire leur maison, mais pas avant la fin de la guerre.

« Un jour, Boutcha redeviendra la ville que nous avons aimée, elle sera même encore plus belle. Mais il faudra du temps pour passer à autre chose. Nous sommes vieux, nous serons probablement morts d’ici là », explique tristement Oleksandra. Alors que l’on s’apprête à prendre congé, Ivan, qui est resté discret pendant la discussion, s’anime : « Pourquoi vous ne nous demandez pas ce qu’on pense de Poutine ? Il a tout détruit. Dans cette terre, tout est ravagé. Pourquoi ? Je n’arriverai jamais à comprendre ! »

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Monde
Temps de lecture : 12 minutes

Pour aller plus loin…