Faire chuter Erdoğan, l’espoir des féministes turques

Après vingt ans de pouvoir, l’autocrate Erdoğan pourrait perdre la présidentielle. Pour de nombreuses Turques, c’est vital, alors que leurs acquis ont fortement régressé.

Laurent Perpigna Iban  • 3 mai 2023 abonné·es
Faire chuter Erdoğan, l’espoir des féministes turques
Manifestation en défense des droits des femmes à Istanbul, le 8 mars 2023.
© Emirkan Corut / Middle East Images via AFP.

« Il y a vingt ans, je défilais pour mes droits. Aujourd’hui, c’est pour réclamer le droit de ne pas être tuée. » Ayşen Şahin, une Stambouliote de 53 ans au verbe haut et à l’optimisme communicatif, n’attend qu’une chose : prendre d’assaut les rues de sa ville à l’issue du scrutin présidentiel – le 14 mai ou le 28 en cas de second tour –, afin de célébrer la chute de Recep Tayyip Erdoğan.

Nous la retrouvons au cœur d’Istanbul, près de l’avenue Istiklal, théâtre des plus grandes batailles des féministes turques : manifestation après manifestation, elles y déjouent l’étau policier et portent leurs revendications au centre de l’attention nationale et internationale. Comme le 8 mars dernier, avant que matraques et gaz lacrymogènes n’interrompent la joyeuse procession.

Cette visibilité, elles l’ont gagnée au courage, tant leur cause est souvent passée au second plan. Les années Erdoğan resteront marquées par d’innombrables charges contre les droits humains, particulièrement après la tentative de coup d’État de 2016. Dans les rangs des féministes, le chef de l’État semble faire l’unanimité contre lui après vingt années de règne terriblement éprouvantes : toutes affirment avoir eu à affronter, collectivement et individuellement, l’hostilité d’autorités peu enclines à leur laisser voix au chapitre.

Erdoğan voulait alors plaire à l’Europe, avant d’amorcer un virage politique qui l’a rapproché des partis d’extrême droite.

Car les droits durement acquis par les femmes turques à la fin du XXe siècle sont devenus ces dernières années la cible des franges les plus réactionnaires du pays, désormais intégrées au pouvoir. Au point qu’en mars 2021 le président mettait la Turquie en retrait de la convention d’Istanbul – le traité du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique –, premier instrument contraignant de droit international pour protéger les femmes, les filles et les personnes LGBTQI+. Le pays avait pourtant été le premier à la ratifier, en 2011.

« Erdoğan voulait alors plaire à l’Europe, avant d’amorcer un virage politique qui l’a rapproché des partis d’extrême droite. » Ayşen Şahin s’en souvient comme d’une blessure et se bat désormais au sein une organisation de défense du traité : « Même s’il n’était pas vraiment respecté, c’était une véritable assurance vie. »

Un féminisme révolutionnaire

D’autant que cet abandon, décidé sans l’aval du Parlement, a enhardi les groupes antiféministes, libérant la parole misogyne et favorisant une « culture de l’impunité », dénoncent les activistes. Selon l’ONG Nous mettrons fin aux féminicides, 392 femmes ont été assassinées par des hommes en Turquie en 2022. Chiffre auquel s’ajoutent 226 morts « suspectes », et des cas de blessures, parfois graves, occasionnées par des conjoints.

Quatre Turques sur dix de plus de 15 ans disent avoir subi des violences physiques ou sexuelles, dont trois quarts des femmes divorcées ou séparées, calcule une vaste enquête de l’université Hacettepe. « En l’absence de dispositifs de prévention, pour une femme qui veut divorcer, c’est 50-50 : la liberté ou la mort. Il faut agir d’urgence », enrage Ayşen Şahin.

Pour une femme qui veut divorcer, c’est 50-50 : la liberté ou la mort. Il faut agir d’urgence.

À quelques dizaines de kilomètres, quartier Kadiköy, l’association Mor Mekan accueille des femmes de tous horizons, mues par la volonté de créer un espace de lutte autogéré. Une nécessité : le pays compte aujourd’hui plus de 300 structures de défense des droits des femmes et des personnes LGBTQI+, qui témoignent de la colère attisée au cours des années Erdoğan.

Comme beaucoup de ses camarades, Fulya Dağlı, 29 ans, a quitté les organisations de gauche pour rejoindre des mouvements féministes autonomes, faute de perspectives clairement définies. « Le soulèvement de Gezi en 2013 (1) a été un moment formateur, explique cette incontournable avocate du Réseau de défense féministe. Il était question du droit des femmes, mais aussi de la lutte contre l’homophobie et la transphobie. Un point de bascule : avant, le féminisme était perçu comme libéral, aujourd’hui, il est révolutionnaire. »

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Mouvement protestataire en 2013, ayant débuté par la contestation de la destruction du parc Taksim Gezi à Istanbul, violemment réprimé par le pouvoir.

En conséquence, depuis plusieurs années, toutes les manifestations d’organisations féministes se ponctuent par des violences policières et des arrestations. Zahide, 17 ans, fait partie de cette nouvelle garde. Issue d’une famille conservatrice, elle a porté le hijab, la tenue islamique, pendant près cinq ans. Aujourd’hui queer, elle refuse toute assignation d’identité sexuelle. « C’est un combat difficile, contre le capitalisme, le patriarcat, le conservatisme et nos familles souvent. »

Diyarbakır, à 1 500 kilomètres d’Istanbul. La capitale des Kurdes de Turquie est réputée être à l’avant-garde de la lutte féministe, qu’endosse notamment le Parti démocratique des peuples (HDP, prokurde). Il impose une parfaite mixité dans sa représentation politique. Ainsi, chaque maire masculin élu exerce conjointement son mandat avec une femme, co-maire.

Ce n’est pas un hasard si le parti, accusé par l’État turc de connivence avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, classé terroriste), subit régulièrement des rafles. Plusieurs centaines de sympathisantes du parti croupissent en prison, tout comme des activistes de tous bords ou des artistes – c’est le cas de la chanteuse Nûdem Durak.

« Nous, les femmes kurdes, sommes soumises à différents types de violence et criminalisées en raison de nos multiples identités, explique Adalet Kaya, de l’organisation Rosa Kadın. Kurdes, femmes et à la tête d’une culture de résistance dans de nombreuses régions du monde : cela génère des peurs et nous expose à davantage d’oppression. »

Nous, les femmes kurdes, sommes soumises à différents types de violence et criminalisées.

Depuis 2020, elle a connu trois mises en détention et deux perquisitions à son domicile. Un engagement qui lui a valu respect et admiration dans tout le pays, bien au-delà des régions à majorité kurde. « On peut dire que notre révolution a commencé là-bas, appuie Ayşen Şahin. La plupart des jeunes femmes y travaillent. Elles ont fait bouger les lignes. Il y a trente ans, elles n’avaient aucune liberté et subissaient d’abominables traditions. Si votre mari décédait, il était possible que vous soyez mariée de force à son frère. Des filles étaient échangées en cas de conflit entre familles. »

Une union inédite contre Erdoğan

Si vingt années d’Erdoğan et de son parti l’AKP leur ont rendu la vie impossible, elles ont cependant le sentiment d’avoir gagné des batailles invisibles : « Le retrait de la convention d’Istanbul aura mobilisé autour de nous de nouvelles générations déterminées qui veillent au grain, affirme Ayşen Şahin. De fait, nous sommes la convention d’Istanbul. »

Fulya Dağlı renchérit : « Nous sommes désormais au centre du débat public. Et le regard de la population change progressivement : des centaines de femmes issues d’organisations féministes se sont rendues dans les villes touchées par le séisme. Certaines personnes qui nous traitaient de sorcières ou de salopes il y a quelques mois encore nous ont trouvées à leurs côtés, alors que ni les religieux ni l’État n’étaient présents. Nous avançons. Reste une étape décisive, le 14 mai, sur la route de notre lutte. »

Nous sommes désormais au centre du débat public.

Car, à quelques jours de la présidentielle, ces femmes partagent une envie irrépressible de changer le cours de l’histoire. Erdoğan, déjà fragilisé par une crise économique d’ampleur, a vu son autorité encore ébranlée au lendemain du séisme de février dernier. Au point que de larges pans de la société se mobilisent aujourd’hui contre lui.

Sur le même sujet : Erdogan sous les décombres

Une union inédite de six partis d’opposition pousse le candidat du parti kemaliste CHP, Kemal Kılıçdaroğlu, qui a de réelles chances. Également soutenu par le HDP, il veut apaiser la Turquie et rompre avec le régime autocratique d’Erdoğan, promettant en particulier de réintégrer la convention d’Istanbul. De quoi rallier les féministes, en dépit de leur peu d’accointances avec un CHP social-démocrate.

« L’objectif est qu’Erdoğan quitte le pouvoir. En l’absence d’un mouvement socialiste d’ampleur dans ce pays, il n’existe que deux camps, celui d’Erdoğan et l’autre », résume Fulya Dağlı. Adalet Kaya se projette dans l’espoir : « La fin d’Erdoğan et de la mentalité misogyne qu’il véhicule libérera notre identité, notre langue, nos corps, nos existences. Sa chute, pour nous, est une question de survie. » 

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