« Los Delincuentes », de Rodrigo Moreno (Un Certain Regard) ; « État limite », de Nicolas Peduzzi (Acid)

Un conte argentin libertaire et un documentaire sur un psychiatre au front des urgences.

Christophe Kantcheff  • 19 mai 2023
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« Los Delincuentes », de Rodrigo Moreno (Un Certain Regard) ; « État limite », de Nicolas Peduzzi (Acid)
"Los Delincuentes", un film gorgé d’humour et de sensualité des corps et des paysages.
© DR

Début de Los Delincuentes, présenté à Un Certain Regard : un homme, Morán (Daniel Elias), parcourt les rues de Buenos Aires pour se rendre à son travail d’employé de banque. À la fin : le même Morán sillonne une colline en pleine campagne en montant à cru un cheval. Que s’est-il passé entre-temps ? Un puissant élan personnel émancipateur conduisant à un changement de vie radical.

Los Delicuentes, Rodrigo Moreno, 3 h 10.

Morán met en œuvre un coup extraordinaire : il subtilise une grosse somme dans le coffre de la banque, implique un de ses collègues, Román (Esteban Bigliardi), qui devient ainsi son complice, en lui remettant une partie de la somme représentant autant de mois de salaire jusqu’à leur retraite, afin qu’il la mette en lieu sûr pendant trois ans et demi, le temps qu’il purge sa peine – parce qu’il a décidé de se rendre pour ne pas vivre avec la police à ses trousses.

Mais attention : Los Delincuentes n’est pas un film de genre. Ou alors du genre marxiste, pas vraiment Scarface. Ces « délinquants » sont des hommes ordinaires qui veulent échapper au manque de sens, à la routine. Morán le dit explicitement : il aspire à travailler et à vivre autrement. Comme le fait ce petit groupe, un vidéaste et deux sœurs, rencontré avant son incarcération, qui réalise au grand air un film sur la biodiversité, s’arrêtant longuement sur des fleurs et enregistrant les sons de la nature. Par un effet miroir, Román rencontre aussi, de son côté, ce même trio, qui le chamboule tout autant (l’amour, pour Morán comme pour lui, passe aussi par là…).

Le cinéaste argentin Rodrigo Moreno, dont c’est ici le sixième long métrage, questionne la fameuse et prétendue « valeur travail », qui charpente les discours idéologiques. Il incline davantage vers le droit à la paresse, celui de Paul Lafargue, ou vers la conception moins contrainte de l’emploi mais plus exigeante du travail qu’ont les jeunes générations.

Il le fait dans un film gorgé d’humour et de sensualité des corps et des paysages. Franchement libertaire, avec un petit parfum années 1970 – même s’il se déroule de nos jours (on n’y voit pas de téléphone portable cependant, c’est rafraîchissant !), Los Delincuentes met en scène une utopie réalisée. Non collective – c’est là qu’il est bien de notre temps –, celle-ci concerne quelques individus. Elle n’en est pas moins cruciale.

Le film, sur lequel nous reviendrons assurément au moment de sa sortie, témoigne aussi d’une forte croyance dans les vertus de la fiction et dans les pouvoirs du cinéma. Sa remise en cause de l’argent roi, vache sacrée des banques et du capitalisme, passe par des extraits de L’Argent (1983), le film de Robert Bresson, qui fascine Román quand il va le voir dans une salle de Buenos Aires, et à qui Rodrigo Moreno emprunte sa manière dans quelques plans aux cadrages singulièrement expressifs.

Les personnages sont aussi gagnés par le goût de la poésie, littéralement libératoire, puisque les taulards les plus endurcis se réforment en y devenant eux-mêmes sensibles. Le conte, dans l’utopie, prend toute sa place. Comme la jouissance (durant trois heures !) d’être face à une œuvre pour laquelle le bonheur est une idée neuve !

L’unique psychiatre de l’hôpital Beaujon

état limite film
Le titre de ce film cinglant, État limite, désigne aussi l’état de la psychiatrie : quasi en ruine. (Photo : DR.)

État limite est l’envers de Sur l’Adamant, le film de Nicolas Philibert, dont on est ravi d’apprendre qu’il vient de dépasser les 100 000 entrées. Ce qui indique, qu’outre la fidélité témoignée par des spectateurs envers le documentariste d’Être et avoir, la psychiatrie suscite l’intérêt. Elle en a bien besoin.

État limite se déroule au sein d’un très grand hôpital aux portes de Paris, l’hôpital Beaujon, à Clichy, qui ne compte qu’un seul psychiatre pour tout l’établissement. Jeune – un peu plus de la trentaine –, il a pour nom Jamal Abdel-Kader. La caméra de Nicolas Peduzzi le suit dans tous les services où il doit se rendre, des urgences aux réanimations, marchant sans cesse d’un patient à l’autre, cavalcadant dans les escaliers, tentant de colmater les brèches.

État limite, Nicolas Peduzzi, 1 h 42.

Outre développer en vain un don d’ubiquité, son activité principale consiste à parler. Chercher à établir un lien, obtenir la confiance d’une personne en perdition, sevrée ou shootée, souvent dangereuse non pour la société – comme le croit l’institution policière qui envoie des agents dans les couloirs de l’hôpital, ce qui irrite Jamal Abdel-Kader –, mais pour eux-mêmes. « Bientôt, commente-t-il avec ironie, la psychiatrie sera financée par la tarification à l’activité. » Impossible à quantifier, sa pratique est de fait dévalorisée.

Sur tous les fronts – le cinéaste le filme ainsi, caméra à l’épaule, courant derrière lui –, le psychiatre suscite des mots là où il y a du silence, tente de réveiller un peu d’estime de soi là où il y a de l’autodénigrement. Il s’inquiète surtout de l’après hôpital pour les patients, dont beaucoup sont en proie à une addiction : réussiront-ils à s’insérer dans une vie sociale ?

Jamal Abdel-Kader est un don Quichotte qui a conscience de se battre contre des moulins à vent. Il n’a pourtant rien d’un cynique, au contraire. Ses nombreux échanges avec les internes qui l’accompagnent montrent qu’il a le souci de la transmission. Mais les combats perdus d’avance épuisent. Ils sont aussi parfois sanctionnés par un drame. Comme ce jeune garçon très mélancolique, que le psychiatre a tenté de maintenir à bout de bras, et dont il apprend le suicide. État limite : le titre de ce film cinglant désigne aussi l’état de la psychiatrie. Quasi en ruine.

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Cinéma
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